4.2. Deuxième axe : présent versus avenir

La dichotomie entre présent et avenir nous semble caractériser le deuxième axe. L’opposition la plus marquante est sans aucun doute celle qui concerne les formes propriales « Etat » et « Europe ». En fait, et bien que nous ne l’ayons pas encore abordée, cette dernière contribue également de manière significative au premier axe (respectivement 10 et 4 %). Comme nous avons déjà eu l’occasion de le dire, « Europe » fait figure de macro-actant dans le discours assumé de Lyon-Libération en ce qu’elle sert prioritairement à désigner l’institution de l’Acte unique au 1er janvier 1993. On trouve d’ailleurs trace de cette échéance dans deux des expansions d’« Europe » utilisées dans la deuxième période : « Europe du marché unique » et « Europe de 93 ». Cette faible proportion ne doit cependant pas faire illusion. Toutes les occurrences d’« Europe » qui ne se trouvent accompagnées d’aucun déterminant particulier réfèrent à la même date-butoir, ou plus exactement à toute la symbolique qu’il est loisible de convoquer à partir de ce point dans le temps. Le fond du discours revient à répéter à l’envi la nécessité pour Lyon d’être de la partie le jour venu, au point de faire de celui-ci le passage emblématique qu’il convient de ne pas rater, au risque d’être définitivement exclue par la suite de tout ce qui transpire du signifiant Europe. Ce qui nous paraît plus intéressant de relever, ce sont les contextes dans lesquels il est fait usage des occurrences restantes munies d’un complément déterminatif, au premier rang desquelles « Europe des métropoles » (3 oc.) et « Europe des régions » (2 oc.). Chacune de ces expressions se trouve être raccordée à une initiative individuelle d’une part, à une quête expressément mise en avant par le journal de l’autre. C’est ainsi que l’« Europe des métropoles » intervient en marge de la publication par le journal de la Lettre aux Lyonnais d’André Soulier, dans laquelle on se souvient que cet acteur politique se montre favorable à une réforme des institutions de gestion locale, ne serait-ce déjà que pour endiguer ce qui représente à ses yeux un dépérissement du centre-ville. Il est clair que le discours journalistique embraye directement ici sur le discours politique : « Pour que cette ville soit compétitive au moment d’affronter l’échéance de 1992 qui devrait faire de « l’Europe des Nations » une « Europe des Métropoles », il y a beaucoup à faire et le temps est compté. La « lettre » d’André Soulier a le mérite de le rappeler »365. Ailleurs, et tandis que l’accession de Michel Noir à la présidence de l’assemblée communautaire se dessine mais sur fond de changement des rapports de force, le journal a recours à l’« Europe des métropoles » pour justifier la nécessité de doter l’établissement public d’un « patron » unique, ce qui ne peut être envisagé selon lui qu’à condition de « fondre » ensemble Lyon et Villeurbanne. Sans que l’on puisse affirmer de façon certaine que ces rapprochements ne sont pas fortuits, on ne peut s’empêcher de constater que les deux acteurs qui font office de points de référence dans les deux contextes susmentionnés sont aussi ceux qui se sont montrés les plus hostiles au poids décisionnel de la Courly, André Soulier à l’égard des sociétés d’économie mixte, Charles Hernu dans la mesure où il estime que sa commune et celle de Lyon sont les plus peuplées de l’ensemble communautaire et fournissent à ce titre plus de la moitié de la fiscalité. Dès lors, le message adressé aux élus par Lyon-Libération pourrait être le suivant : l’inscription de Lyon dans l’« Europe des métropoles » - et donc son accession au rang de « métropole » - ne deviendra effective qu’à condition de se démarquer de pratiques monopolistiques et de donner consistance à la volonté de Charles Hernu d’élire le président de la communauté urbaine au suffrage universel direct. Le discours assimilant ville et ouverture européenne, dont Catherine Bernié-Boissard pense qu’il pourrait être ‘“un calque du discours économique qui s’expliquerait par la mise en concurrence des espaces urbains dans un marché élargi”’ 366, privilégie plutôt dans le cas du discours éditorial de Lyon-Libération l’enjeu que représentent les choix politiques locaux dans la fabrication des institutions.

Si l’on prend en compte maintenant les contextes caractéristiques de l’« Europe des régions », on peut voir qu’ils vont de pair avec deux des “projets” régionaux que le journal souhaite voir aboutir et dont il a déjà été question : une université régionale en phase avec le “transfert de compétences Etat-Région” prôné par le président de la région Rhône-Alpes Charles Millon et la régionalisation du scrutin européen, seule à même selon lui de cerner plus précisément le « fait régional ». Et même si le journal évoque aussi dans un tel contexte une « Europe des métropoles », ce n’est qu’au second plan, dans l’ombre de l’espace régional : si « les principaux candidats français continuent à prédire - dans les meetings de province - l’avènement d’une « Europe des régions » (voire des métropoles) (...) c’est ailleurs qu’il faut chercher la prise en compte concrète du fait régional »367. On notera encore les occurrences d’« Europe » qui balisent le commentaire produit en marge de l’écho fait aux conclusions du rapport du GIP-Reclus sur les villes “européennes”. Quatre d’entre elles (sur cinq) sont suivies d’un complément du nom à valeur classifiante : « Europe du sud », « Europe du nord », « Europe de demain » et « Europe du 21ème siècle ». L’important ne nous paraît pas tant résider dans l’opposition entre expansion géographique et expansion temporelle que dans le fait que ces emplois infléchissent le discours “braudélien” de la première période, lequel tendait à faire de Lyon un carrefour entre nord et sud de l’Europe :

‘Pour les politiques qui voudront prendre en considération ce rapport, la question n’est plus tant « comment se préparer à être un carrefour entre Europe du sud et Europe du Nord ? » mais plutôt : « comment arriver à faire la jonction avec la véritable dorsale de l’Europe de demain qui ne passe pas si loin de nous ».368

Si l’on a fait coïncider le côté gauche du deuxième axe avec la valeur “présent” du mouvement téléologique dont nous avons parlé en amont, c’est dans la mesure où les termes qui s’y trouvent s’inscrivent tous dans un procès “actuel”, y compris « Terreaux » (du nom d’une place centrale), même si dans ce cas le référent permet surtout au journal d’illustrer par l’exemple la vie “décalée” du dimanche qui s’y afficherait et l’erreur que représenterait la fermeture des “petits” commerces ce jour-là. En fait, si nous nous sentons autorisé à parler d’“actualité”, c’est parce qu’il est transmis des informations d’un seul tenant. Nous voulons dire par là qu’elles délivrent une sanction immédiatement interprétable par le lecteur. Il suffit pour s’en convaincre de mettre en parallèle « Perrache » et « Part-Dieu » d’un côté, « Gabriel-Péri » et « Mas-du-Taureau » de l’autre. On a vu que les deux premiers désignants prenaient place pour l’essentiel à l’intérieur d’un discours projectif, pour ne pas dire prospectif. Il est frappant de constater à quel point un phénomène inverse préside à la déclinaison des deux expressions qui leur font pendant. A travers l’évocation du Mas-du-Taureau, du nom de ce quartier de Vaulx-en-Velin sujet à des turbulences en octobre 1990 après le décès d’un jeune homme, il est permis au lecteur d’englober l’inauguration d’une tour d’escalade et les “événements” desquels elle était censée protéger (c’est en tout cas ce qu’il ressort du rapprochement symbolique produit par le journal après coup). Quant à la place Gabriel-Péri, c’est la construction d’un bâtiment “moderne” et le percement d’une “diagonale” permettant de la relier à la Part-Dieu que le journal remet en cause. Mais là encore, et alors même que les travaux n’en sont qu’à leurs prémices (ce qui suffit dès lors à dénier toute dimension de projet à l’entreprise), Lyon-Libération en “sanctionne” la finalité :

‘Désormais le nettoyage - souci hygiéniste - passe par le récurage : un Clip (avec les connotations afférentes) et une diagonale en lieu et place d’un ensemble de vieux immeubles. Pour ouvrir la Place Gabriel-Péri sur une perspective plane et propre. Circulez, il n’y aura plus grand chose à faire que l’on ne puisse accomplir ailleurs.369

C’est là que réside la différence principale avec les formes propriales situées de l’autre côté du premier axe, y compris avec « Italie » ou « Savoie », cantonnées pour l’essentiel à « la tentative de reconstruction de « l’isthme » français » ou à la candidature aux Jeux olympiques d’hiver de 1992. Et bien qu’il soit fait appel à la mémoire au moment d’évoquer la transformation de la place Gabriel-Péri - « La place Gabriel-Péri, que la mémoire lyonnaise, tenace, appelle place du Pont, loge un ensemble d’ethnies, de communautés, d’individus » -, de la même façon qu’il est dit dans la première période que la réalisation du Canal Rhin-Rhône pourrait rendre la « Presqu’île » à son « destin fluvial historique », il n’empêche que ce dernier énoncé relève du faire-être là où le premier prend place à l’intérieur de la description d’un faire 370.

S’il a été dit plus haut que l’opposition essentielle sur le deuxième axe concerne « Europe » et « Etat », tous deux en tant que niveaux territoriaux majeurs (Marcel Roncayolo va même jusqu’à parler de ‘“collectivité territoriale exceptionnelle”’ à propos de l’Etat371), il faut ici reconsidérer cette position initiale. En effet, c’est davantage avec « RUL » qu’« Etat » nous semble devoir être opposé. D’abord parce qu’en commentant le refus de l’Etat d’adopter tel quel le Schéma directeur proposé par le SEPAL, le journal donne à lire “présentement” que la volonté de Jean Rigaud de faire de la région urbaine ‘“la nouvelle frontière du SDAU”’ (cf. entretien publié dans le n° du 11 octobre 1988) non seulement n’a pas que des opposants dans l’espace lyonnais mais en plus n’est pas en position d’aboutir, en tout cas dans un premier temps. Ensuite parce qu’en faisant du report sine die du contrat entre la ville et l’Etat une « anecdote » pour le président de la Courly Michel Noir et « son opposition socialiste », il semble davantage rapporter la stratégie individuelle du maire de Lyon à une volonté d’imposer une image de lui et de “sa” ville au niveau national plutôt que d’affirmer son leadership sur un périmètre outrepassant les limites de la Communauté urbaine. Même si par ailleurs, les positions publiques de Michel Noir à l’égard de la guerre du « Golfe » font dire par deux fois au journal que celui-ci n’a pas la stature d’un « homme d’Etat ».

Notes
365.

Divorce à la mairie, Billet Michel Lépinay, 17 juin 1988.

366.

”Nîmes, ville européenne”, in Sciences de la société, 31, février 1994, p. 53.

367.

Cap sur l’Europe des régions, Commentaire Michel Lépinay, 16 juin 1989.

368.

Objectif troisième division, Commentaire Michel Lépinay, 21 avril 1989.

369.

Du standing comme standard, Billet Jean-François Abert et Pierre Sorgue, 3 novembre 1990.

370.

On peut préciser que le nom de “place du Pont” dont il est ici question provient du fait que l’ouvrage en cause, initialement long de près de 500 mètres puisque le fleuve n’était pas encore “dompté”, est probablement à l’origine du premier établissement humain sur la rive gauche du Rhône. C’est à son débouché que s’est développé le bourg de la Guillotière “un peu à la manière d’un poste frontalier” (Charles Defante, Cent ans..., op. cit., p. 152) lequel, devenu faubourg, a été annexé par Lyon en 1852.

371.

La ville et ses territoires, op. cit., p. 214.