TROISIEME PARTIE
DÉSIGNATION DE L’URBAIN ET AUTO-RÉFÉRENCE

Après avoir approché le discours éditorial de Lyon-Libération à l’aune des traces de modalités, d’enchaînements logiques et de désignation propriale qui l’affectent, nous nous donnons maintenant pour tâche de percer plus avant la désignation de l’urbain qui y a cours, que celle-ci prenne la forme de noms propres ou de termes qui relèvent davantage du registre nominal, voire adjectival. A cet effet, nous avons constitué un tableau synthétique à même de rendre compte des indices de sur-emploi et de sous-emploi qui affectent les formes désignatives tout au long des quatre périodes rédactionnelles, ce qui permet d’apprécier au plus près l’évolution du “référent urbain” sur l’ensemble du corpus. Il nous faut préciser d’emblée que, pour ce qui concerne les formes nominales, nous nous sommes limité aux désignants territoriaux “stricts”, ce qui nous a amené à laisser de côté des termes que l’on pourrait à bon droit estimer appartenir à l’univers urbain mais qui ne rentrent pas dans la démarche qui sous-tend ce travail. Quant aux formes propriales, ce sont uniquement celles qui recouvrent des noms de villes stricto sensu qui vont être prises en charge dans cette section, bien que, d’un point de vue probabiliste, il nous a semblé légitime d’y intégrer les termes « Courly » et « Grand Lyon ». Bien que cette dernière expression compte un nombre d’occurrences inférieur à 11 (seuil de fiabilité retenu tout au long de ce travail), nous lui avons malgré tout joint à titre exceptionnel l’écart réduit correspondant, dans la mesure où sa fréquence (8) n’est pas parmi les plus faibles. Ajoutons à ce titre que les désignants territoriaux non directement assimilables aux termes les plus usuels de la géographie “urbaine” y ont été placés, non pas tant en vue d’être appréhendés dans le détail que de permettre d’en apprécier la progression “au contact” de termes ressortissant au registre urbain, ce en quoi ils ont été reproduits en italique372. Ce qui aboutit au résultat suivant373 :

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Comme on peut le constater, la forme « métropole » est sous-employée dans la troisième période rédactionnelle. Elle ne constitue donc pas le fond invariant du discours éditorial de Lyon-Libération, ainsi que nous le pensions. C’est en fait à « métropoles » qu’incombe ce rôle. Et si le terme « villes » est lui aussi banal et commun aux quatre périodes, il se distingue cependant de « métropoles » en ce qu’il est caractérisé par un coefficient de corrélation chronologique tout à fait significatif (+0.96). Nous pouvons donc affirmer que les désignants “urbains” dont les fluctuations n’atteignent pas un niveau de spécificité à l’échelle du corpus sont caractérisés par la marque du pluriel. Nous n’insisterons cependant guère sur les différents emplois de ces deux formes, limités au demeurant pour ce qui est de « métropoles » puisque celle-ci est déclinée pour l’essentiel dans l’expression « Europe des métropoles », dont nous avons déjà eu l’occasion de parler, ou dans son pendant inversé « métropoles européennes » (voire « d’Europe »). Plus diverses sont les configurations d’emploi de « villes », même si au final est surtout perceptible la progression « grandes villes » -> « villes françaises » -> « deux villes » -> « grandes villes ». Les deux périodes les plus opposées privilégient donc l’utilisation de la forme accompagnée du renforçatif « grandes » tandis que les périodes intermédiaires mettent l’accent sur un déterminant dérivé d’un nom propre (« françaises ») et sur un quantifiant (« deux »). Si avec « villes » le journal intègre plutôt Lyon à un développement comparatif, « métropoles » lui sert davantage à pointer un ensemble aux unités discrètes rarement identifiables qu’il s’agit pour Lyon de rejoindre ou vis-à-vis desquelles elle doit s’efforcer d’améliorer son rang.

Si les termes « arrondissement » et « cité » - cette dernière forme après désambiguïsation puisque certaines de ses occurrences correspondent au participe passé de citer - ont des écarts réduits qui restent en deçà du seuil significatif, le premier n’est avéré que dans les deux premières périodes, tandis que le second l’est dans toutes exceptée la dernière. On notera au passage la variété sémantique qui se dégage des différents emplois de « cité », dont le rattachement au latin civitas rappelle à quel point son emploi sous-tend la référence au citoyen ayant le droit de dire son mot ou de voter et celle au citadin ayant “droit de cité”. Cette dernière expression est d’ailleurs présente dans la deuxième période, lorsque, faisant écho à une grève de la faim d’une “nonne” en vue d’obtenir la reconnaissance de la communauté qu’elle représente, le journal écrit que le syncrétisme dont elle se réclamait n’a pas « obtenu droit de cité sur la colline de Fourvière ». Pour le reste, il y a loin entre la description définie « la cité médiévale » qui désigne Pérouges dans la première période - un village au nord de la ville que le président américain Clinton a tenu à visiter en 1996, au moment de la réunion du G7 à Lyon, en ce qu’il représentait à ses yeux l’archétype des villages français... - et la déclinaison à contenu sociologique ségrégatif qui prévaut dans la troisième période (« les jeunes de la cité »), sans parler de la connotation “noble” que souhaiterait lui voir rattacher Michel Noir et que le journal, dans son discours assumé de la deuxième période, cherche à prendre à contre-pied, soit en recourant à des points de suspension à valeur d’implicite - « (...) son programme sur « l’enfant dans la Cité »... » -, soit en plaçant l’expression « cité internationale », qui devrait faire office de désignant rigide puisqu’il s’agit de l’aménagement du quai Achille-Lignon, dans une tournure indéfinie (« une « cité internationale » sans logements ») ou dans une tournure définie mais avec adjonction d’un complément prépositionnel qui a tôt fait d’en supprimer toute valeur descriptive immédiate, c’est-à-dire contemporaine à l’énonciation du journal (« y bâtir la cité internationale de demain »)374.

Il est encore une autre forme, non représentée dans le tableau ci-dessus, dont le profil est lui aussi invariant et commun aux quatre périodes : « urbaine ». Sur les 12 occurrences que compte ce terme, un tiers est intégré dans la polyforme « politique urbaine ». Si « urbaine » est de plus en plus utilisée (son coefficient de corrélation chronologique est égal à +0.97), il est possible d’affirmer qu’il en va de même pour « politique urbaine », à l’exception cependant de la deuxième période de laquelle cette expression est absente, au contraire de « région urbaine » qui y est répétée deux fois. Dans tous les cas, l’expression est en ligne directe avec l’appellation créée dans les années 50, que ce soit en marge de l’entretien accordé par Jean Labasse, lequel se montre favorable à la construction de buildings dans la Presqu’île (période 1), au moment de commenter l’aménagement de la place Gabriel-Péri (période 3) ou dès lors qu’il convient de s’interroger sur le bien-fondé du choix de Michel Noir de construire plusieurs milliers de places de parkings dans le centre de Lyon, ce qui fait écrire au journal que la dissuasion du trafic « devient l’acte central de la politique urbaine » (période 4)375. Seul l’emploi que fait Serge July de « politique urbaine » une semaine après le décès de Thomas Claudio à Vaulx-en-Velin est en phase avec l’évolution qu’a connue ce type d’intervention publique à compter du début des années 80, désormais davantage centré sur la réhabilitation du logement social et sur la lutte contre les différentes formes d’exclusion. Le fait que l’expression soit dans ce cas intercalée entre deux guillemets est peut-être une manière pour le directeur du journal de signifier au lecteur qu’il a conscience du progressif abandon de l’expression “politique urbaine” au profit de “politique de la ville” mais qu’il tient malgré tout à conserver une appellation plus ancienne, bien qu’applicable en fin de compte à des processus d’un autre ordre.

Notes
372.

Pour une approche du vocabulaire de base en géographie urbaine à partir des termes les plus usuels, on se reportera utilement à “La ville et nous, géographes (en 1995)”, in L’Information géographique, 2, 1996, pp. 84-85.

373.

On trouvera en Annexe 2 les fréquences et les écarts réduits par période de chacun des items présentés dans le tableau ci-après, mais aussi de ceux qui en sont absents en raison d’un emploi banal.

374.

Dans ce dernier exemple, la référence à un site particulier en vient à être estompée au profit d’une désignation élargie. Dit autrement, c’est un peu comme si l’ajout du complément déterminatif « de de-main », autorisé par le fait que ce à quoi le journal réfère n’est pas concrétisé empiriquement, permettait de confondre cité internationale (ensemble bâti non encore construit) et cité faite internationale (Lyon) une fois le projet réalisé. Dans ces conditions, on peut comprendre que la distorsion que fait subir le journal à ce désignant rigide provient avant tout du fait que ce qui est visé n’a pas de matérialité, ce qui peut expliquer l’absence de majuscule à l’initiale de l’expression et, partant, notre choix de ne pas en souder les deux constituants.

375.

En France, dans les années cinquante et soixante, un champ structuré d’intervention publique dans le logement social, la planification et l’aménagement urbaine a été appelé politique urbaine, champ dominé par le corps des ingénieurs des Ponts et Chaussées, qui détenaient à la fois l’expertise, les ressources et la légitimité de l’Etat à l’époque de l’effort en matière d’urbanisation de la France” (Patrick Le Galès, “Politiques urbaines en Europe”, in L’exclusion. L’état des savoirs, Serge Paugam (dir.), Paris, La Découverte, 1996, p. 48). Il est à noter que dans la plupart des villes françaises importantes, il n’est pas rare de voir naître des conflits entre ingénieurs des Ponts et Chaussées et agences d’urbanisme, dont ils sont chargés de mettre en oeuvre les projets.