1.1.2. Métropole : trois discours-types

Comme on l’a vu, la forme « métropole » est sous-employée dans la troisième période rédactionnelle (-2.3). A partir de ce constat, il serait possible de dresser un inventaire des occurrences parsemées, de façon banale, dans les trois périodes restantes. A l’examen, il nous a semblé plus intéressant de répartir le long d’une droite la position à l’égard de cette forme des rédacteurs qui ont été amenés à l’intégrer à leur discours et, partant, au discours éditorial du journal. Après avoir pris en compte l’ensemble des occurrences, nous avons pu mettre au jour trois grandes catégories, une quatrième, que l’on qualifiera d’intermédiaire, constituant un cas à part - et donc non répercuté sur la droite - puisqu’elle correspond à deux emplois divergents de Robert Marmoz intervenus dans les deuxième et troisième périodes (cette dernière prise en compte malgré un profil déficitaire) : soit, de gauche à droite, les discours d’évidence, d’interpellation et de non-évidence. Au bout du compte, on obtient la ventilation suivante :

DISCOURS
D’EVIDENCE
DISCOURS
D’INTERPELLATION
DISCOURS
DE NON-EVIDENCE
René-Pierre BOULLU
Pierre SIZE389
Jérôme STRAZZULLA
Michel LEPINAY Jean-François ABERT
Pierre SORGUE
Francis ZAMPONI

Ce qui frappe dans cette répartition, c’est la position isolée du rédacteur en chef des deuxième et quatrième périodes. D’autant plus que les deux autres types de discours qui se font pendant émanent l’un et l’autre de trois signataires différents. Si la première période se caractérise par un discours d’évidence puisque les trois noms cités s’y trouvent cantonnés, on ne peut en dire autant des discours d’interpellation et de non-évidence. C’est ainsi que l’attitude de Jean-François Abert (avec Pierre Sorgue dans la troisième période) est constante tout au long de ses interventions, dans les trois premières périodes. Quant à Michel Lépinay, qui prend part au discours assumé du journal dans les deux premières périodes ainsi que dans la dernière, son discours interpellatif se trouve cantonné aux périodes 1 et 2, comme rédacteur en chef adjoint puis rédacteur en chef. Autrement dit, Michel Lépinay est le seul locuteur, en compagnie de Francis Zamponi mais par le biais d’une seule unité rédactionnelle pour ce dernier contre trois pour le premier, à émettre dans la période initiale un discours qui ne soit pas d’évidence. Nous allons maintenant passer en revue les trois types de discours en respectant l’ordre de lecture de gauche à droite :

a) Le discours d’évidence : il faut entendre par là une production langagière qui donne comme acquise, c’est-à-dire comme allant de soi, l’existence de la dimension métropolitaine de Lyon. Bien sûr, rien ne permet de certifier que la définition de la métropole chez ces auteurs soit concordante avec une définition “autorisée”. Cette restriction ne doit pas pour autant nous empêcher de citer une source qui répondrait à ce profil : ‘“Appelons ’ ‘métropole’ ‘ un système urbain dont la configuration rend possible l’accès à un niveau d’excellence mondiale”’ 390. Cette définition, pour vague qu’elle puisse apparaître, y compris à son auteur, nous semble cependant suffisante dans le cadre qui nous occupe ici. En y regardant de plus près, on se rend compte que plus de la moitié des occurrences de « métropole » qui composent le discours d’évidence (7 sur 13) sont employées seules, sans déterminant, le plus souvent avec un article défini ou indéfini (3 oc. chacun) et le démonstratif « cette ». Et s’il arrive que ce genre d’occurrences prenne place à l’intérieur d’un propos dépréciatif, il n’empêche que la propriété de métropole est maintenue, comme dans l’exemple suivant : « L’aéroport de Lyon va mettre ses habits neufs. C’est une hirondelle qui ne fera pas le printemps aérien de la métropole »391. Les deux fois où il est question de « métropole lyonnaise » dans le discours d’évidence, c’est en marge de changements directement liés à la vie du journal : au moment du plan de restructuration de février 1987 et d’une “personnalisation” plus poussée des pages “lyonnaises” le mois suivant. Comme si, en fin de compte, l’inscription du journal dans l’espace de la ville justifiait l’apparition du déterminant « lyonnaise ». Dans cette première catégorie, il est encore possible de relever une occurrence de « métropole » immédiatement suivie d’« internationale », tandis que dans le voisinage d’une autre se trouve l’expression « du monde entier » : « Mais, outre les points de vue lyonnais, il faudra bien aussi, au coeur de cette métropole, inviter les talents architecturaux du monde entier à rêver sur ce lieu [le confluent]... toujours désespérément commun »392. En deux occasions cependant, René-Pierre Boullu se démarque d’un discours d’évidence. D’une part lorsqu’en commentant l’entretien accordé par Jean Labasse, l’auteur du rapport Lyon, ville internationale, il en appelle à « une nouvelle politique urbaine » qui donnerait à Lyon « l’aspect et les moyens d’une métropole moderne », ce qui laisse entendre qu’à admettre que Lyon soit une métropole, elle n’en possède pas pour autant la “modernité” (ce qui devient pourtant une évidence sept mois plus tard tandis que l’Ecole normale supérieure “délocalisée” connaît sa première rentrée, puisque le même locuteur voit désormais en Lyon « une métropole moderne » à part entière, confrontée qu’elle serait à l’opposition traditions professionnelles/débat intellectuel). D’autre part lorsqu’il estime qu’avec l’arrivée de Florent Dessus à la tête de la fédération radicale du Rhône, « on est loin d’un grand dessein politique pour Lyon-métropole internationale ». Nous aurons l’occasion de revenir sur cette dernière expression.

b) Le discours d’interpellation : on se souvient avoir mis en évidence la dimension interpellative de la parole du journal dans la deuxième période, en particulier par le biais de « faudra ». Il n’est donc guère étonnant de retrouver à ce stade un profil identique, d’autant plus que la modalité déontique, comme on l’a vu, est le plus souvent mise au service de l’accession de Lyon au rang de « métropole européenne ». Ce que nous permet d’apprécier la répartition des locuteurs au gré des types de discours qui prennent en charge « métropole », c’est que Michel Lépinay est le seul à orienter son propos vers une pragmatique et ce, de manière relativement constante et non pas condensée dans la deuxième période, celle-là même qui va de pair avec une multiplicité de consultations électorales et par conséquent une implication de l’agir résolument orientée vers l’avenir. En effet, dès la première période, le recours à une parole exhortant à l’action se fait sensible. Ce qui nous paraît intéressant de relever ici - il ne nous semble guère utile de revenir sur les contextes d’apparition de « métropole européenne », déjà abordées dans le détail par ailleurs -, c’est le glissement progressif qui s’opère de la première à la deuxième période, progression qui prend le visage suivant :

PÉRIODE 1 PÉRIODE 2
Lyon est une ville qui n’en finit pas de vouloir se prouver qu’elle est une métropole européenne. La question, pour les Lyonnais qui se nourrissent de leurs ambitions de métropole internationale est de savoir s’ils auront dans cinq ou dix ans des technologies à transférer à l’industrie chinoise. Ce qui est probable, à condition que les entrepreneurs finissent par s’en convaincre. A force de marteler l’antienne européenne les élus de tous bords ont fini par convaincre, sinon de leur pouvoir faire aller Lyon à l’assaut de Milan et Barcelone, du moins de l’inéluc tabilité (i.e. l’être) de la chose. Principale leçon des municipales : à force d’invoquer à tout crin les perspectives internationales de la “métro pole lyonnaise”, les élus ont fini par convaincre.

Il est clair que le socle récurrent sur lequel Michel Lépinay prend appui ici contient un aspect terminatif : finir de, finir par. Mais si les deux périodes ont en commun l’emploi de la même forme verbale, il n’empêche qu’elle ne sert pas les mêmes objectifs. La séparation entre les deux périodes épouse un hiatus entre emplois réfléchis et emplois non réfléchis. A tel point que dans la première d’entre elles, c’est la capacité d’auto-réflexion de l’ensemble des acteurs susceptibles d’être décelés derrière l’évocation de Lyon, ainsi que celle des entrepreneurs, qui se trouve directement convoquée. Là où dans la deuxième période, c’est la classe politique dans sa globalité qui est désignée comme étant à l’origine d’une transaction épistémique, d’une capacité à convaincre ceux à qui elle s’adresse - y compris le journal qui se fait destinataire - de l’existence de l’“européanité” de Lyon. Dans ce cas, le fait de placer à la même enseigne, ou plutôt au même dire, l’ensemble des élus de la place semble offrir au journal matière à les interpeller quant aux pratiques qui seraient les leurs, agir qui entraverait l’accession de la ville au rang de « métropole européenne » à part entière.

c) Le discours de non-évidence : c’est dans cette catégorie qu’il est possible de ranger deux des exemples qu’il nous a déjà été donné de présenter. Tout d’abord, celui produit en marge d’un comité interministériel devant se prononcer sur le maintien de la déclaration d’utilité publique à l’égard du projet de canal du Rhin au Rhône. On se souvient que Francis Zamponi écrit alors que « si l’on s’en tient aux désirs exprimés, l’ex-« capitale des Gaules » devrait être aujourd’hui pourvue de moyens dévolus à une métropole européenne ». Ce qu’il y a de remarquable dans un tel énoncé, c’est que Lyon s’y retrouve comme en suspens entre deux désignations, l’une ressortissant à son passé “romain” définitivement révolu, l’autre la donnant à lire à l’aune d’un statut de métropole qui ne lui serait pas encore accessible, faute de « moyens ». Autant dire que Lyon ressortit ici au non-être, ou à tout le moins est montrée comme ne pouvant pas être autre chose qu’une entité désignée par son seul nom propre. L’autre exemple auquel il a été fait allusion concerne le sous-entendu qui permet à Jean-François Abert et Pierre Sorgue, en commentant l’aménagement de la place Gabriel-Péri, de faire inférer au lecteur la dimension non métropolitaine de Lyon : « Barcelone, métropole, est faite aussi du barrio Chino ». Dans les deux premières périodes, Jean-François Abert, dont il convient de rappeler l’origine lyonnaise, a recours encore à deux postures discursives :

  • une manière d’oxymore, autrement dit d’association paradoxale entre deux fragments de phrase successifs : « En ce qui concerne le théâtre, la « métropole internationale » se situe encore du côté de la Bellac giralducienne, Haute-Vienne » et « La « grande métropole internationale » attend que ses responsables soient plus curieux d’elle » (respectivement après l’annonce d’une stagnation des subventions des pouvoirs publics aux théâtres et d’un vote du conseil municipal concernant les aides apportées à des compagnies “indépendantes” de différentes disciplines). On s’attendrait à ce qu’une « métropole internationale » prenne place dans le concert des villes habituellement désignées par une telle expression et que ses dirigeants s’investissent davantage dans sa vie culturelle. Or, il n’en est rien. En usant de guillemets, Jean-François Abert se montre expressément détaché d’une désignation qui relèverait de cette façon davantage de l’auto-référence que d’une description ayant valeur universelle ;

  • l’ironie : il est fait appel à celle-ci pour commenter une situation assez proche de celles dont il vient d’être question. A propos du “gel” préélectoral des subventions municipales au détriment d’une quarantaine de compagnies culturelles, Jean-François Abert écrit la chose suivante :

‘Dans une métropole fort européenne, of course, le maire Francisque Collomb conserve un dépit de voisin de palier à l’égard de son adjoint à la culture, André Mure, depuis que ce dernier s’est rapproché du gouvernement socialiste, jusqu’à s’intéresser à la création du très langien Conseil Supérieur du Mécénat.393

Il est clair qu’ici le recours à l’anglais, doublé d’une forme adverbiale qui exemplifie la qualification « européenne », sont des éléments de surface dont la portée s’inverse à un niveau plus profond, ou implicite. Plutôt que de s’atteler à faire connaître la création “lyonnaise” au-delà des frontières nationales, le maire préfère montrer son désappointement à l’égard de son adjoint à la culture et suspendre la vie culturelle de la ville dont il a la charge à une dissension droite/gauche ou au résultat d’une échéance électorale proche.

Comme il a été permis de le voir, la référence à l’“internationalité” de Lyon traverse l’ensemble des trois types de discours que nous avons recensés par rapport à l’emploi de « métropole » dans les éditoriaux, billets et commentaires de Lyon-Libération. Bien sûr, il y a loin entre les « intérêts d’une métropole internationale » qu’évoque René-Pierre Boullu et la distanciation opérée par Jean-François Abert à propos d’une désignation qu’il transforme de facto en slogan rapporté. A vrai dire, l’approche de l’avènement du “marché unique” tend à remplacer « internationale » par « européenne », en tout cas dans le discours produit par Michel Lépinay. Et même si la qualification « européenne » comporte deux occurrences de plus qu’« internationale » (9 contre 7), sa répartition au sein des trois types de discours retenus est beaucoup plus inégale. Sans compter que « métropole européenne » est davantage tournée vers l’avenir puisque cet énoncé recouvre un faire-être, une transformation que doit subir Lyon pour arriver à ses fins. Ce qui n’est pas sans produire quelque ambiguïté, comme lorsque Michel Lépinay écrit que les artisans du projet de SDAU Lyon 2010 « se sont attachés à imaginer ce que devrait être la métropole européenne du 21ème siècle », ce qui d’un coup fait de Lyon l’archétype de la ville métropolitaine à l’aune de laquelle toutes celles qui prétendent correspondre à cette appellation devront être mesurées. A moins qu’il ne faille lire dans un tel énoncé un concentré de deux contenus qu’une présentation plus délayée serait à même de dissocier, sur le mode : ce qui a été imaginé, c’est la concrétisation du projet au 21ème siècle, concomitante avec l’accession de Lyon au titre de ville européenne. Ou encore : ce qui a été imaginé, c’est ce que sera Lyon, d’ores et déjà européenne, au siècle prochain. De son côté, l’expression « métropole internationale » prend sa source dans le désir de l’Etat, exprimé dès les années 70, de faire de Lyon et de sa région un contrepoids à la domination de Paris sur toutes les autres villes françaises. Il nous faut ici revenir un instant sur la notion de région urbaine de Lyon, dont le lancement officiel de l’action intervient en novembre 1974, à la suite d’une rencontre à Lyon entre le maire d’alors Louis Pradel et le délégué à l’aménagement du territoire, Jérôme Monod. Parmi les thèmes abordés, on peut relever l’affirmation de la vocation métropolitaine de Lyon, parallèlement au lancement de campagnes basées sur “Lyon ville internationale”, voire même “ville mondiale”. D’abord très secondaire, ce thème va devenir prédominant dans la Région urbaine de Lyon “deuxième manière”, alors même qu’un consensus politique est impossible à trouver et que la maîtrise coordonnée du développement spatial est difficile à mettre en oeuvre. C’est à partir de ce moment que le discours sur la nécessité d’offrir à Lyon des éléments de fonctionnement qui seraient ceux d’une ville internationale va s’amplifier. Bernard Poche et Nicole Rousier voient dans le programme envisagé, outre le rôle majeur de l’Etat en ce qui concerne les possibilités d’actions contrebalancé par l’absence de soutien aux mécanismes économiques, l’aspect paradoxal de la création d’un rôle international :

‘Pour prendre les comparaisons alors classiques, ni Francfort, ni Milan, ni Zurich n’ont vu un colbertisme quelconque leur aménager les voies et les moyens d’un rôle international, résultant de l’action de leurs agents économiques. Il semble bien donc qu’il y ait là la recherche de ce que l’on pourrait appeler un effet de langage destiné à fabriquer par voie rhétorique une logique fonctionnaliste de la ville métropolitaine d’affaires, bien reliée au monde, bien pourvue des services courants (type finance) au niveau le plus élevé et de plus se faisant connaître par quelques spécialités rares, rôle dévolu ici apparemment à la danse et à la photographie (dans l’ancien hôtel des frères Lumière) mais aussi aux singes de laboratoire... Cette espèce de maquette d’exercice de simulation basé sur la reproduction in vitro de fonctions observées ailleurs va tenir lieu de doctrine officielle pour la région urbaine de Lyon.394

Pour les auteurs, il est clair que c’est l’Etat, et lui seul, figure du politique transcendantal comme ils disent, qui a la capacité de concevoir in abstracto que Lyon doit être une ville mondiale. Si nous avons tenu à donner ces quelques précisions, c’est parce qu’il nous semble impossible d’en faire l’économie, sauf à laisser croire que la référence du journal à une « métropole internationale » vaut pour elle-même, en dehors de toute attache à un dire originel. C’est en cela que l’énoncé de René-Pierre Boullu, selon lequel l’arrivée de Florent Dessus à la tête de la fédération radicale du Rhône est antinomique avec « Lyon-métropole internationale », nous semble digne d’intérêt. En insérant un trait d’union entre le nom propre et l’expression, le rédacteur en chef de la première période a tôt fait de transformer plusieurs formes accolées en un groupe compact, entraînant de ce fait sa “sloganisation” et, concomitamment, son rattachement à un site originel qu’il convient au lecteur de décrypter pour en apprécier toutes les subtilités.

Notes
389.

Pierre Size est un pseudonyme utilisé de temps à autres dans les premiers mois d’existence de Lyon-Libération et qui renvoie à l’ensemble des rédacteurs indistinctement.

390.

Jacques Lévy, “Territoires et réseaux”, loc. cit., p. 375.

391.

Terre-air-mer, Editorial René-Pierre Boullu, 15 octobre 1986.

392.

Confluences, Editorial René-Pierre Boullu, 26 septembre 1986.

393.

La culture en panne, Billet Jean-François Abert, 28 février 1989.

394.

La grande région urbaine, un enjeu de la politique d’aménagement ou l’espace économique introuvable, Institut d’urbanisme de Grenoble, 1981, pp. 27-28.