1.2.2. Banlieue

Le terme « banlieue » sert à désigner la plupart des villes que l’on trouve à gauche du premier axe de l’analyse factorielle présentée en amont, premier axe qu’elles contribuent à créer pour 14 % (« Vaulx-en-Velin »), 9 % (« Oullins ») et 8 % (« Saint-Etienne »). La qualification de « banlieue » n’est donc pas réservée seulement à Vaulx-en-Velin. Pour faire admettre qu’Oullins est une commune reconnue à part entière dont le statut oscille entre ville et banlieue, le journal affirme d’elle qu’elle est une « drôle de ville vouée au rôle de banlieue ». Après avoir fait dire par le président de l’ASSE, autrement dit de l’équipe de football de Saint-Etienne, que « Lyon est dans la banlieue de Saint-Etienne », il fait en sorte qu’aux yeux des « décideurs » lyonnais, le constat ne puisse même pas être renversé, ce qui entraîne de facto la non-existence de Saint-Etienne pour Lyon. Ce contenu n’a cependant pas pour fonction de se limiter à ce double point de vue. Il sert surtout de cadrage au rédacteur en chef pour commenter la coopération inter-communale qui soude les deux villes voisines depuis la veille, suite à la signature d’un accord faisant de Saint-Etienne un des pôles majeurs d’une “conurbation régionale”. Le journal s’arrête d’ailleurs davantage dans son discours assumé sur la campagne de promotion nationale que la municipalité stéphanoise et des industriels locaux ont confiée à une agence de publicité et dans laquelle est mis en scène un foetus censé représenter la re-naissance de la ville. Une fois encore, l’avènement de l’Europe “économique” est appelé à la rescousse pour expliquer la volonté des responsables stéphanois de « sortir du ghetto ». Ce dernier terme est précisément celui qui est utilisé par Serge July dans l’éditorial qu’il réserve à Vaulx-en-Velin, une semaine après la mort de Thomas Claudio, tandis que le journal consacre à cette ville un numéro spécial : « Tout est exemplaire dans cette histoire : la banlieue des années 70, le ghetto à sous-smicards, à chômeurs quasi automatiques et à beurs errants de la décennie 80, la réhabilitation appliquée de ces dernières années, jusqu’aux émeutes et aux pillages d’aujourd’hui »397. Force est de constater que le terme « ghetto » est déplacé dans l’un et l’autre contextes. Comme l’ont écrit Loïc J. D. Wacquant et Sophie Body-Gendrot,

‘le terme de ghetto désigne, dans les sociétés de l’Europe médiévale, un regroupement forcé de juifs dans certains quartiers : l’Eglise entendait protéger les chrétiens de la contamination dont ces derniers étaient supposés être porteurs (ad scandala evitanda). Progressivement, sur cette ségrégation spatiale se superpose un écheveau de mesures discriminatoires, puis des restrictions économiques, remparts contre l’aliénation inscrite dans la structure même de l’espace.398

Les auteurs ajoutent que, même si des facteurs de convergence existent entre des pays comme la France et les Etats-Unis (pour ne rien dire du Royaume-Uni), les dissemblances sont nettement plus nombreuses que les ressemblances : ‘“L’ampleur et l’intensité de l’exclusion urbaine, son caractère racial, son ancrage historique et, surtout, une logique institutionnelle et une idéologie profondément divergentes interdisent l’assimilation hâtive des cités françaises à leurs cousines d’Amérique”’ 399. En fait, l’usage de « ghetto » par Lyon-Libération n’est pas un phénomène isolé tant à l’époque les incidents dans les “cités” et les projets de loi concernant la ville - le projet de la Loi d’orientation pour la ville s’intitulait initialement “Loi anti-ghetto” - entraînent différents membres de la classe politique, les médias dans leur grande majorité et jusqu’à certains chercheurs en sciences sociales à procéder de même. Ce qui pourrait paraître plus surprenant en revanche, c’est son application à Saint-Etienne. Encore que là aussi, les exemples en phase avec des quartiers non périphériques ne manquent pas, à l’instar du Monde qui, dans son supplément “Heures locales” du 3-4 mars 1991, n’hésite pas à comparer les quartiers de la Goutte-d’Or à Paris, de Belsunce à Marseille et de la place du Pont à Lyon à des “ghettos de centre-ville”. Ce qu’il y a quand même de nouveau dans le cas de Saint-Etienne, c’est que cette commune, non périphérique comme peut l’être par exemple Vaulx-en-Velin par rapport à Lyon, est faite tout entière ghetto dans l’extrait cité, et non pas seulement en certaines de ses portions.

S’il est une forme spécifique au discours éditorial de la troisième période qui est particulièrement en corrélation avec « banlieue » et « quartiers », mais nous pourrions tout autant dire avec « cité(s) » et « ZUP », c’est « jeunes » (+3). Par l’emploi du pluriel qui le caractérise, ce terme est l’expression d’un groupe entendu dans son acception la plus large, à savoir ‘“qui semble désigner un ensemble d’éléments discrets saisis comme un tout du fait de la possession, par chacun d’eux pris séparément, des caractéristiques communes à l’ensemble”’ 400. Dès lors, ainsi que l’a montré A. J. Greimas ailleurs, les qualifications communes à tous les éléments du groupe peuvent être objectives ou subjectives. D’une certaine façon, on peut estimer que relèvent de cette dernière catégorie des expressions comme « jeunes émeutiers » ou « jeunes révoltés » (sans qu’ici il soit permis de décréter avec justesse laquelle des deux formes est adjectivale), voire « quelques dizaines de jeunes qui, grisées [grisés ?] par les joies du vedettariat télévisé, adoptaient une attitude relevant tant de la frime étudiée que de la colère spontanée » ou les « jeunes venus des lycées de banlieue ». Dans tous ces fragments d’énoncés, le groupe est constitué soit par l’existence d’un vouloir (désir de venir en ville), soit par celle d’un faire (se mettre en scène, se mettre en mouvement), soit enfin par celle d’un état (être en révolte). Seraient à raccorder à la catégorie “objective” des syntagmes tels que « jeunes de la (des) cité(s) », « jeunes de la (des) ZUP » ou « jeunes des quartiers ». Dans tous ces exemples, excepté celui où il est fait référence à une quantité défini (« quelques dizaines »), on a affaire à un groupe au poids indéfini duquel ne perce aucune information autre que son caractère “subjectif” ou “objectif”. Ce qui offre une dichotomie avec un énoncé tel que « les attitudes de certains policiers de quartiers », dans lequel « certains », même s’il a valeur d’indétermination, n’en extrait pas moins que quelques éléments de la classe des « policiers » - terme du reste sur-employé dans la troisième période (+3) - à même de détonner par rapport à la politique souhaitée par le ministère en matière de réhabilitation. Il est un cas à part cependant, celui qui correspond au syntagme « jeunes dits « de banlieue » ». Le recours à un participe passé à valeur adjectivale (« dits ») n’est d’ailleurs pas limité à cette seule expression :

‘Ils n’étaient pas à la création de Pardaillan au Théâtre de la Renaissance. Ils n’étaient pas à Juliette Gréco au Centre culturel Charlie Chaplin de Vaulx-en-Velin. Ils paraissaient clairsemés au festival Sensibles de Feyzin. Ils n’étaient pas non plus à Public Ennemy au Transbordeur. Où se trouvaient-ils ? Les programmateurs des centres et salles dits du « deuxième cercle », de « la périphérie », de la « banlieue » n’en savent rien. La façon de bouger de ces jeunes dits eux aussi « de banlieue » échappe aux repères conventionnels et surtout culturels. Les événements du Mas du Taureau ont révélé pourtant leur quotidien. Et l’embarras de ceux qui s’occupent de « culture », de l’autre côté du « périph’ ».401

La distanciation systématique avec toute dénomination perçue comme dévalorisante par ceux qui vivent et/ou travaillent dans la « périphérie » aboutit à un renversement des positions dominantes, un peu à la façon dont Azouz Begag en vient à parler de quartiers “insensibles”, “favorisés” ou “froids” à propos du centre-ville402. A tel point que, dans l’article qui jouxte le billet (l’un et l’autre rédigés par une locutrice “lyonnaise”), il est fait écho au propos “négatif” de la chorégraphe Maryse Delente - « Ma cité dortoir, c’est la Croix-Rousse » - et à celui d’”évitement” d’un jeune homme originaire des Minguettes : ‘« La banlieue, c’est la poisse. Pas parce que j’y vis mais parce qu’on nous prend pour des tarés, des incultes. Je m’habille mieux que ceux qui fréquentent la rue de la République. Alors j’ai décidé, quand je vais à Paris ou ailleurs, de ne pas dire que je suis des Minguettes même si c’est ça que j’ai envie de dire. Parce que je préfère mon quartier à la place Bellecour »’. En fait, le journal, en même temps qu’il se désolidarise de dénominations couramment admises et à ce titre rarement remises en cause, engage une réflexion qui actualise simultanément deux des extensions du lexème centre, ainsi que le laisse entrevoir du reste le titre qui surmonte l’article : “La culture cherche son centre en périphérie”. De telle sorte que la quête d’identité des établissements culturels est engagée à deux niveaux :

  • spatial : Vaulx-en-Velin est composée au minimum de ‘« deux centres coupés par un périphérique »’ (Maryse Delente), Vénissieux est ‘« une ville double »’ - ‘« l’ancien Vénissieux, le Bourg et les Minguettes »’ - à laquelle ‘« ce qui manque c’est un centre ville »’ (Bernard Prédignac, adjoint aux affaires culturelles de Vénissieux) et Oullins est confrontée au ‘« réel problème »’ de ‘« l’axe nord-sud »’ qui fait que ‘« les gens contournent la ville »’ (Loëlle Le Jean, directrice du théâtre de la Renaissance d’Oullins) ;

  • dénominatif : les institutions culturelles construites dans les années 70 sont ‘“difficilement assimilables aux maisons de la culture en raison de l’étroitesse de leur budget et malgré la qualité des programmations qu’elles proposent”’ ; bien qu’il ait le titre de centre culturel, ‘“le Centre Boris Vian fonctionne plus comme une maison des associations et la Maison du Peuple, même si elle a été rebaptisée Théâtre de Vénissieux après sa rénovation en 1985, n’a, malgré les efforts d’Armand Suhm, directeur, qu’une programmation encore timide”’. Dans l’esprit du texte, il y a corrélation entre l'appellation “centre culturel” et l’apport d’une valeur monétaire permettant d’accéder à une programmation “de qualité”, ce en quoi il exprime une position distincte de celle mise en avant par Jean Remy et Liliane Voyé, pour lesquels ‘“la notion même de centre peut se démonétiser dans le langage courant au point que tout lieu organisateur d’une fonction spécifique risque de s’appeler centre : centre scolaire, centre médical...”’ 403.

Il nous paraît en tout cas symptomatique que la seule occurrence de « banlieue » placée entre guillemets dans le discours éditorial de Lyon-Libération coïncide avec une tentative de réinterprétation du modèle centre-périphérie et s’accompagne d’un questionnement sur les pratiques culturelles des « jeunes » et, partant, sur leur mobilité et la remise en cause de leur ancrage à “leur” cité. Bénédicte de Lataulade, dont la thèse a porté sur les effets de la médiatisation et des représentations publiques du quartier du Val Fourré (Mantes-la-Jolie) sur les rapports sociaux, a pu écrire la chose suivante à propos des “jeunes” :

‘Les “jeunes”, dans la production médiatique, sont tout à la fois : acteurs, victimes, causes, facteurs... Ils fonctionnent comme les véritables “opérateurs symboliques” (G. Althabe) du territoire considéré et l’image du quartier est en grande partie définie par eux. Cependant, on note une implication journalistique des jeunes tout à fait marginale. Ils ne sont pas acteurs dans la production médiatique : on note plus de témoignages de commerçants que des jeunes habitants du quartier. Ceci s’explique à la fois par un refus de leur part de prendre la parole offerte - refus motivé pour la majorité par la “haine” qu’ils vouent aux journalistes et par la peur de voir leurs propos déformés -, et d’une non-offre de la parole publique aux jeunes. La relation des jeunes aux journalistes est foncièrement ambivalente.404

Pour ce qui concerne le traitement des “événements” de Vaulx-en-Velin et des répercussions qui s’ensuivent par Lyon-Libération, ce qui est avancé ici doit être relativisé (nous ne parlons plus là de ce qui ressortirait au discours assumé, d’ailleurs pas toujours avéré dans le voisinage des articles en question). Le numéro spécial qui paraît une semaine après la mort de Thomas Claudio ainsi que l’état des lieux qui est dressé un mois après l’acte initial “déclencheur” contiennent l’un et l’autre des paroles de “jeunes”. Que celles-ci soient présentées comme ayant été amenées par les “jeunes” eux-mêmes - ‘“Ils m’ont alpagué à la sortie d’une réunion de résidents du Mas du Taureau au centre culturel Victor-Jara”’ écrit Loïc Chauveau dans un long article titré “Topologie d’une ville non identifiée” (n° des 13-14 octobre 1990) - ou s’intègrent à des “portraits” de Vaudais. Deux des trois acteurs présentés par ce biais, dans le même numéro que précédemment cité, ont 20 et 22 ans, tandis qu’un article publié le 12 novembre 1990 est titré “Avoir trente ans de ZUP à l’Ecoin-sous-la-Combe” (mais il est probable que ces “jeunes”-là ne sont pas ceux visées par le propos de Bénédicte de Lataulade). On remarquera au passage que ce numéro est pour l’essentiel composé de témoignages d’acteurs impliqués à divers titres sur le site de Vaulx-en-Velin : outre les “jeunes” de 27 à 30 ans déjà évoqués, aux paroles desquels font pendant celles de “vieux Arabes” (“Regards de vieux Arabes sur le Mas-du-Taureau”), on trouve répercutées les positions d’un instituteur, de policiers, d’un couple d’habitants votant pour le Front national et de certains résidents d’une propriété privée. La réunion de ces points de vue éclatés semble avoir pour fonction de saturer toutes les facettes de ce qui serait une même “réalité”, l’intégration à un espace de journal qui dépend d’une seule et même diachronie permettant au lecteur non seulement de se transporter sur le “terrain” mais encore d’avoir accès à une parole globale censée refléter des prises de position antinomiques. Ce qui nous semble encore intéressant de noter, c’est que lorsque le journal, un an après l’”événement” originel, propose de relater “une année d’attente à Vaulx-en-Velin” (cf. n° des 5-6 octobre 1991, pp. 2-4), le discours est davantage axé sur le non-aboutissement de l’enquête concernant la mort de Thomas Claudio, la non-concrétisation des crédits et équipements promis, un portrait du maire “refondateur” Maurice Charrier, démissionnaire depuis peu du PCF, et les stratégies retenues par les responsables politiques locaux en vue des élections municipales suivantes. S’il est une figure qui réapparaît, effacée dans le numéro intermédiaire après avoir été montrée à la “une” du numéro spécial, avec force “jeunes” à ses pieds, c’est la tour d’escalade, inaugurée une semaine avant le déclenchement des “événements” et en laquelle le journal voyait le symbole d’une réhabilitation réussie405. C’est certainement en tant qu’elle représente un équipement à même d’éviter la “ghettoïsation” - un terme que le journal semble prêter à Maurice Charrier - que la tour d’escalade est ainsi mise en avant. Mais on peut aussi se demander jusqu’à quel point celle-ci ne joue pas un rôle d’opérateur du profil “eidétique” de la ville, à l’instar de la cathédrale qui, tout au long d’une série de vues redondantes compulsées par Louis Marin (auquel nous empruntons l’expression précédente), participe de la constitution en essence “vraie” du portrait de Strasbourg406. Une référence au vrai qui n’est d’ailleurs pas absente en certains endroits du discours éditorial de Lyon-Libération, là où ce qui fait la spécificité du “cas lyonnais” est susceptible de rejaillir jusque dans la désignation de l’urbain. Ce que nous allons maintenant voir plus en détail.

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Illustration : “une” du numéro spécial daté 13-14 octobre 1990 consacré à Vaulx-en-Velin.

Notes
397.

Le modèle Vaulx-en-Velin, Editorial Serge July, 13 octobre 1990.

398.

Cf. “« Ghetto », un mot de trop”, Le Monde du 17 juillet 1991, p. 2.

399.

Idem. Il est à noter que Sophie Body-Gendrot développe dans le détail ces différences dans une étude comparative à partir de la France, des Etats-Unis et du Royaume-Uni (cf. Ville et violence, Paris, PUF, 1993, 252 p.).

400.

A. J. Greimas (dir.), Analyse sémiotique d’un discours juridique, Documents de travail et pré-publications, Centro internazionale di semiotica e di linguistica, Università di Urbino, Série C, 7, 1971, p. 40.

401.

Le « deuxième cercle » complexe, Billet Marie-Christine Vernay, 5 novembre 1990.

402.

“Ville, vitesse et violence”, in La ville. Arts de faire, manières de dire, Jeanne-Marie Barberis (dir.), Montpellier, Université Paul-Valéry, “Langue et praxis”, 1994, p. 119.

403.

Ville, ordre et violence, Paris, PUF, 1981, p. 201.

404.

”Les conditions sociales de production d’un « événement » en banlieue”, in Espaces et sociétés, 84-85, 1996, p. 277.

405.

On prendra soin de ne pas confondre le mur d’escalade (construit en 1986) dont il a été question en amont et cette tour, même si on peut penser que le premier - sans lequel le journal estime que la coupe du monde d’escalade n’aurait pas pu se tenir à Lyon à la fin de l’année 1989 ni Maurice Charrier être invité comme membre du jury d’un concours de films consacrés à la montagne - a contribué à l’émergence de celle-ci dans l’espace de la ville.

406.

“La ville dans sa carte et son portrait”, in De la représentation, op. cit., p. 213.