1.2.3. Le vrai et le faux

C’est à l’aune de trois énoncés qui se répartissent dans les trois premières périodes rédactionnelles qu’il va nous être offert d’approcher les notions de vrai et de faux. Chaque extrait donné à lire isolément va être immédiatement suivi de son commentaire :

a) Période 1 (parution d’un numéro spécial consacré à Villeurbanne le jour où François Mitterrand effectue une visite officielle) :

‘« S’il y a une ville, au vrai sens du mot, c’est Lyon et Villeurbanne confondues »
(La ville dont le prince est Hernu, Editorial René-Pierre Boullu, 21 mars 1987).’

Ici, nous sommes face à un phénomène d’auto-désignation, dit encore autonymie, qui ‘“consiste à faire référence au mot en tant que signe linguistique”’ 407. Ce qui pose problème, c’est précisément le « sens » du terme « ville » auquel le journal fait appel. Car à la différence d’agglomération, qui représente le seul terme véritablement géographique dans la mesure où il autorise des comparaisons internationales, le terme ville présente un visage “commun”. C’est d’ailleurs à ce titre que nous avons fait appel à lui en amont pour désigner la métropole (“ville-mère”) et la banlieue (“ville périphérique”). On ne peut même pas dire que ville contienne à coup sûr l’idée d’un objet du monde différent par essence de tout ce qui touche à la campagne puisqu’étymologiquement, le latin villa désignait la maison de campagne (puis plus tard cependant des rues en impasse à Paris) et qu’un vilain était au Moyen-Age un habitant de la campagne... A notre sens, l’intérêt de cet énoncé se situe ailleurs : il permet de donner la pleine mesure linguistique de la juxtaposition empirique qui caractérise Lyon et Villeurbanne. D’un strict point de vue sémantique, on peut se demander jusqu’à quel point la particularité offerte par le contexte lyonno-villeurbannais n’a pas pour conséquence d’impulser ce type d’énoncé. La position de John Lyons selon laquelle ‘“la différence entre “X être (identique à) Y” et “X être à/dans Y” disparaît dans le cas limite où X et Y sont spatialement co-extensifs”’ donnerait consistance à un tel postulat408. Dans ces conditions en effet, il est nécessaire que la définition donnée à la conjonction Lyon + Villeurbanne (« une ville ») se départisse non seulement de toute référence au registre analogique - du genre Villeurbanne (respectivement Lyon) est une ville à l’instar de Lyon (respectivement Villeurbanne) - mais aussi de l’intégration unilatérale de Villeurbanne à l’entité plus vaste Lyon. Or, en affirmant quelques mois plus tard, d’abord au moment de l’“affaire Nostalgie”, qu’en dehors de son maire, Villeurbanne « n’existe pas... comme « ville » ; à peine comme banlieue principale de Lyon », puis, à la mort de Charles Hernu, qu’avant lui Villeurbanne « n’était qu’une banlieue de Lyon », le journal interdit in fine toute lecture unitaire qu’il s’était pourtant évertué à faire advenir préalablement dans son discours éditorial.

b) Période 2 (en marge du rappel à l’ordre adressé par le préfet de région au maire de Vénissieux quant au projet de réhabilitation du quartier Démocratie) :

‘« Car c’est bien la question qui est posée aujourd’hui par ce problème du pouvoir de décision sur les grandes opérations d’urbanisme : comment, et par qui, faire maîtriser les décisions qui dotent la vraie ville - l’agglomération lyonnaise aujourd’hui traduite par la Courly - des équipements dont elle a besoin ? »
(Drôle de ville, Billet Robert Marmoz, 17 juin 1989).’

Le fait que « la vraie ville » soit ici « l’agglomération lyonnaise aujourd’hui traduite par la Courly » permet d’inférer que Vénissieux est une “fausse” ville qui doit se soumettre à l’instance de décision supra-communale en matière d’urbanisme. Ce qui est à l’oeuvre dans cet énoncé pourrait se décliner ainsi : la Courly est la vraie ville, or Vénissieux n’est pas la Courly donc Vénissieux est une fausse ville... mais vis-à-vis de la Courly seulement. En déniant à la communauté urbaine toute décision qui irait à l’encontre des options prises pour sa commune, l’enjeu pour le maire de Vénissieux André Gerin est précisément de rendre “vrai” le niveau de compétence qu’il représente, à la lumière d’une “autonomie communale”. Par l’adjonction de « vraie », le journal se donne la possibilité de départager Vénissieux et la Courly d’un point de vue désignatif, seule manière de faire éclater leur dépendance à l’égard de la même dénomination ville. Il serait possible de rapprocher cet énoncé d’un autre, beaucoup plus récent : ‘“Pour 2015, Vénissieux ambitionne d’être une vraie ville et non plus une agglomération de quartiers disparates et isolés les uns des autres”’ 409. Dans ce cas, la fausseté porte sur l’agglomération vénissiane - entendue comme ensemble bâti -, de sorte que l’enjeu lié au vrai est interne à Vénissieux, sans référence aucune à l’extérieur410.

c) Période 3 (parution d’un numéro spécial consacré à Vaulx-en-Velin, une semaine après la mort de Thomas Claudio) :

‘« Pour essayer de faire de cette ZUP une vraie ville, une place avait été créée, avec des commerces, une bibliothèque et le fameux mur d’escalade »
(Le modèle Vaulx-en-Velin, Editorial Serge July, 13 octobre 1990).’

A la lecture de cet énoncé, le lecteur est amené à présupposer qu’avant sa métamorphose (« faire de »), « cette ZUP » était une “fausse” ville (« une » permet de déduire : à l’instar d’autres, là où l’emploi de « la » laisserait entendre : par excellence). Son accession au rang de « vraie ville » n’est d’ailleurs pas établie de manière stable (« essayer »). Il faut sans doute voir là le corollaire des « émeutes » sur le discours tenu par Serge July. Michel de Fornel a bien mis en valeur ce qui se joue lorsqu’on qualifie un objet de vrai N :

‘A la différence d’une fausse voiture, une vraie voiture est une voiture. En utilisant cette expression, on insiste sur le fait que l’objet auquel on se réfère possède les caractéristiques essentielles ou prototypiques d’une voiture (par exemple, elle n’a pas de moteur à explosion mais elle roule). L’emploi du qualificatif vrai sert à souligner que l’entité à laquelle on se réfère appartient bien à l’ensemble des voitures, en particulier dans un contexte où un doute ou la présupposition du contraire ont été présentés.411

Dans notre exemple, l’emploi de « cette ZUP » accroît la “fausseté” de cet espace situé au nord-est de Lyon. Plus exactement, le recours à ce sigle, créé de toute pièce par les urbanistes, permet d’élargir cette “fausseté” non au seul territoire dont il est ici question mais à sa dénomination même. On n’a pas affaire à une ville (terme commun) mais à une ZUP (terme artificiel). Nous serions cependant tenté d’ajouter : on a d’autant moins affaire à une ville que « ZUP » désigne dans le cas présent une portion de Vaulx-en-Velin dénommée Mas du Taureau et non Vaulx-en-Velin en son entier, contrairement à ce que semble insinuer (inconsciemment ?) Serge July dans le fragment de texte reproduit en amont. A nous en tenir au contexte, il ne paraît pas imprudent de conclure que Serge July a employé « ZUP » pour « Vaulx-en-Velin », ce qui reviendrait à dire que la ville, avant que d’être “fausse” par présupposition, l’est d’abord dans le texte même du journaliste, à l’état de référence scalaire (une échelle est mise pour une autre). Plus loin dans son éditorial, Serge July parle en effet de « fausses villes » (expression qu’il place entre guillemets) au sujet de « la plupart des banlieues » et, par renversement, évoque de « véritables « métropoles » d’une marge sociale sans identité mais en pleine expansion » à propos de « Vaulx-en-Velin comme beaucoup d’autres communes de ce type ».

Pour en revenir à Michel de Fornel, cet auteur estime que ‘“Faux N renvoie (...) à un univers d’objets étroitement associé à vrai N et qui dépend de la façon dont on définit les propriétés essentielles”’ 412 :

‘Qualifier un objet de faux N ne signifie pas pour autant que l’on se réfère à n’importe quelle entité dans le monde qui n’est pas N. Il serait bizarre de dire d’un camion qu’il est une fausse voiture. Cette dernière va plutôt caractériser un objet qui présente de nombreuses similitudes avec une vraie voiture, tout en ne possédant pas certaines caractéristiques essentielles ou prototypiques (telles que rouler, servir au transport, etc.). Une fausse voiture doit avoir l’apparence d’une voiture.413

Si l’on s’en tient à l’éditorial de Serge July, force est de constater que le processus qui vient d’être décrit n’est pas respecté. Comment faire d’une ZUP une ville (à part) entière et transférer une commune de banlieue (dans le sens premier de ban d’un lieu central) vers un profil de métropole ? Il faut bien admettre que le discours tenu ici, pour ce qui ne concerne que les qualifications par “vrai” et par “faux”, participe d’une confusion générale, encore renforcée par l’expression « fausse vraie bavure policière » également relevée dans cet éditorial414.

Notes
407.

Pierre Lerat, Sémantique descriptive, Paris, Hachette, 1983, p. 66.

408.

Sémantique linguistique, Paris, Larousse, 1990 (1ère éd. Washington, Cambridge University Press, 1978), p. 108.

409.

Lyon capitale, n° du 27 janvier au 2 février 1999, p. 11.

410.

Alors même que ce que commente l’hebdomadaire, c’est le projet de ville mis sur pied par la municipalité à l’horizon 2015 et dont la campagne appelant à venir en visiter le contenu se décline alors sur un mode implicatif avec extension progressive des niveaux d’échelles : “moi, mon quartier, ma ville, mon agglo...”. Une manière subtile du reste d’inverser ce qu’André Gerin condamnait en janvier 1988, tandis qu’il exprimait son souhait de voir sa commune quitter la Courly, et que Lyon-Libération a traduit après l’injonction du préfet de région en juin 1989 par le titre suivant : “Vénissieux mangé par le « Grand Lyon »”.

411.

“Les paradoxes du vrai-faux”, in Traverses, Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou, 8, hiver 1993, p. 31. Souligné par l’auteur.

412.

Idem.

413.

Idem, pp. 30-31.

414.

Patrick Champagne estime que l’éditorial de Serge July est “saturé en analogies sauvages propres à réveiller les fantasmes collectifs” et “resitue Vaulx-en-Velin dans une histoire journalistique de la planète” (le directeur du journal écrit en effet que « les émeutes et les pillages de ces derniers jours emprunt[ent] autant à l’Intifada palestinienne qu’au soulèvement alimentaire de Caracas »). L’auteur signale encore que les quotidiens régionaux (Lyon Matin et Le Progrès de Lyon) “restent plus modestement près des faits locaux et épinglent au passage certaines approximations des journalistes parisiens” (“La construction médiatique des “malaises sociaux””, in Actes de la recherche en sciences sociales, 90, décembre 1991, pp. 69-70).