2.1.2. Appartenance et stéréotype

Comme le tableau présenté au début de cette section l’a laissé entrevoir, « Lyon » est sur-employée dans la première période (+2.7) et sous-représentée dans la dernière (-2.5). A la lueur d’un tel contraste, il n’est guère étonnant que le coefficient de corrélation de cette forme propriale soit affecté d’une valeur non seulement négative mais également significative (-0.98). Ce qui paraît intéressant de noter, c’est que « lyonnaise » présente une trajectoire similaire (les écarts réduits des deux périodes “extrêmes” sont respectivement de +2.5 et -2.6 et le coefficient de corrélation chronologique atteint juste le seuil de fiabilité : -0.95). On peut ajouter que pour ce qui concerne « lyonnais », la progression ne dessine pas un profil aussi descendant, même si ce terme est également surreprésenté dans la première période (+2.2). C’est certainement le fait qu’il se trouve affecté d’un écart réduit identique dans les deux dernières périodes (-2.7) qui l’empêche d’avoir un profil chronologique significatif, bien qu’il s’en approche (-0.92). Par conséquent, il est indéniable que plus l’on progresse dans le discours éditorial de Lyon-Libération et moins il est fait usage de « Lyon » et de ses dérivés, seule la forme « lyonnaises », non commune aux quatre périodes, conservant pour sa part un profil banal.

Le terme « lyonnais » est doté d’une définition potentielle en phase directe avec le nom propre de ville duquel il dérive. Une fois séparées les occurrences à valeur nominale (« Lyonnais » pour l’essentiel) de celles à valeur adjectivale (sans majuscule, comme dans « le métro lyonnais »), on remarque que ces dernières sont déficitaires dans les deux dernières périodes (-2.2 et -2.1), tandis que les premières sont en excédent dans la période initiale (+3.0). Il y a donc bien une volonté du journal d’impliquer les lecteurs susceptibles de se reconnaître appartenir à la société lyonnaise dans la période où le concept de quotidien de ville a été poussé le plus avant. A y regarder de plus près, il est possible de constater que l’expression générique « les Lyonnais » n’est pas majoritaire puisque seulement 8 occurrences sur 20 correspondent à ce profil. Dans les autres cas, il s’agit par conséquent de graduer la quantité d’individus effectivement concernés par ce dont le journal parle, de l’élément perçu en tant qu’unité (le « néo-lyonnais » Raymond Barre, le « jeune Lyonnais » Maxime Frérot) au quasi-groupe (« (...) sur la contraception et l’avortement, la majorité des Lyonnais, y compris la majorité des « catholiques », réagissent tout autrement que l’Eglise », « (...) une institution comme « Lyon Poche », qui tenait lieu depuis un lustre de référence culturelle à de nombreux Lyonnais, passe par profits et pertes »), sans parler des ensembles plus approximatifs ou dont la proportion par rapport à la totalité est plus difficile à cerner (« De plus en plus de Lyonnais boudent, parmi les primeurs, le beaujolais qui les traverse », « Il ne manque pourtant pas de Lyonnais pour rêver (...) qu’on fasse de la Presqu’île un petit Manhattan »). Dans trois éditoriaux et un billet, présentation générique et approche fragmentaire vont même jusqu’à se mêler. Ainsi :

  • lorsque le journal commente le dissensus municipal à propos du « Nouvel Opéra » :
    « (...) la plupart des Lyonnais jouent dans cette affaire les sphinx énigmatiques à l’instar du maire lui-même » / « (...) pourquoi ne pas inviter les Lyonnais à vérifier de visu ce que vaut ce projet, grâce au film du Nouvel Opéra ? » ;

  • tandis qu’un jumelage Lyon-Canton se dessine : la Chine « renvoie aux Lyonnais, en grossissant le trait, la mesure de leur « internationalisme » » / « La question, pour les Lyonnais qui se nourrissent de leurs ambitions de métropole internationale » est « aurons-nous encore dans cinq ans, dans dix ans, des technologies à transférer à l’industrie chinoise ? » ;

  • en marge de l’annonce de la création d’un centre international de recherche contre le Sida : « Pour beaucoup de Lyonnais, [le sida et sa peur] n’étaient qu’une maladie parisienne » / « (...) le Sida rappelle aux Lyonnais qu’ils habitent une métropole (...) » ;

  • avant que des « enfants célèbres » ne se rendent à l’invitation lancée par la municipalité : « Les Lyonnais se découvrent des fils prodigues qu’ils ne se connaissaient pas » / « (...) les Lyonnais qui ne sont pas de la famille des « enfants célèbres » rêvent de ce « dîner-promenade » (...) ».

Ce qu’il y a de remarquable, c’est que ces quatre développements émanent de quatre locuteurs différents, ce qui n’est pas sans donner le sentiment que le va-et-vient entre appréhension globale et prise en charge parcellaire des “habitants de Lyon” fait figure de fond invariant, au moment même où le journal se pose comme quotidien de ville à part entière.

Pour ce qui concerne maintenant la forme « lyonnaise » dans le discours assumé de la première période, on se rend compte à l’examen des contextes qu’un nombre non négligeable d’occurrences - l’équivalent de plus d’une sur six, contre une sur dix-huit pour la période 2 - fait partie d’énoncés qui fonctionnent sur la base de la connaissance partagée, voire du stéréotype. On se souvient avoir déjà abordé l’expression « tradition lyonnaise » dans la première section, ce qui a été l’occasion de relever que dans deux des trois occurrences de cette polyforme le journal donne à lire ce que celle-ci recouvre pour lui. Si l’on met de côté la référence à la « « prudence » lyonnaise » que le journal place en miroir de la « « réserve » chinoise » au moment d’évoquer la demande de jumelage des Cantonais - en n’omettant pas de mettre entre guillemets les termes « prudence » et « réserve », comme pour mieux laisser entendre que ces qualifications sont de notoriété publique, y compris pour ceux qui sont partie intégrante de ces deux sociétés -, il est possible de relever deux combinaisons récurrentes :

  • groupe nominal + adverbe + lyonnaise : cette construction est à l’oeuvre à trois reprises dans le discours éditorial de la première période, par l’entremise de trois locuteurs différents, ce qui révèle une nouvelle fois à quel point nous n’avons pas affaire à un “tic” langagier, propre par exemple au rédacteur en chef, mais à un véritable soubassement syntaxique révélant certes une posture particulière du journal mais surtout les connaissances qu’il peut imputer à son lectorat. Si dans l’un de ces emplois, cette structure énonciative est prise en charge par un locuteur “lyonnais” - le président du salon des fines bouches voit en la rencontre dont il a la charge « la convivialité d’une manifestation de joie bien lyonnaise » -, dans les deux autres, c’est le journal qui se montre à l’origine non seulement du propos mais également de son explicitation : ‘Que les Etats-Unis osent envisager de retirer leur consulat d’une ville qui vient d’organiser le championnat mondial de la gastronomie est un affront à une conception du monde proprement lyonnaise. Par ces chefs-là, en effet, Lyon reste une « ville-monde » incontournable où l’on ne discute même pas de nourrir grassement des ambassadeurs permanents.
    Cette alchimie qui mêle dans un même creuset tant de composantes contradictoires et dont le dosage nécessite une prise en compte de facteurs infinitésimaux paraît être une extension nationale, voire européenne, d’une spécialité particulièrement lyonnaise : l’éclosion d’initiatives attrayantes dont de mystérieuses contingences viennent indéfiniment retarder l’échéance semble une des clés du carrefour lyonnais de l’Europe.433 ’ A travers ces deux énoncés, le journal laisse libre le lecteur - censé être au fait des particularismes qui circulent à propos de “sa” ville - de partager ou non son actualisation d’« une conception du monde proprement lyonnaise » (on notera au passage le glissement du « monde » recouvrant l’univers des choses sensibles à la « ville-monde », syntagme déjà signalé, qui renvoie à un ensemble complexe exagérément perçu comme une réduction de l’univers) et d’« une spécialité particulièrement lyonnaise » ;

  • préposition + article défini + adjectif au féminin singulier : cette construction correspond à ce que Véronique Magri dénomme un ‘“syntagme adverbial de formation parasynthétique”’ 434. Le journal fait appel à elle au moment où le maire “central” Francisque Collomb se dit favorable à l’éviction des neuf maires d’arrondissement, opposant qu’il est à la loi PLM : ‘Que Francisque Collomb ait ou non réclamé, comme l’affirmait hier « Lyon-Matin », la tête des maires d’arrondissement, cela n’a au fond que peu d’importance : chacun, dans la classe politique, sait qu’il a pu le penser très fort. En ce sens, la mini-tempête qui a agité hier les bureaux de l’hôtel de ville révèle d’abord la persistance d’une certaine forme de politique « à la lyonnaise » : il est des choses qui se pensent mais ne se disent pas.435

Ce type de syntagme est du reste utilisé ailleurs dans la première période, mais dans le voisinage de « lyonnaise » et non plus avec cette dernière comme composante : « le prudent professeur ès-Lyon [Jean Labasse] souligne la persistance dans l’ambiance lyonnaise dominante de l’esprit de médiocrité « à la Calixte » »436. On voit bien que dans ces deux exemples, la construction en cause est placée entre guillemets, ce qui permet au journal de se désolidariser à chaque fois d’une expression dont il n’a pas (et ne veut pas avoir) l’apanage. Et bien que Véronique Magri ait pu affirmer que le syntagme adverbial qui nous occupe ici est un des mécanismes du stéréotype dans la mesure où ‘“la formule correspond au “trait de notoriété” puisqu’elle dispense de toute précision inférant que l’interlocuteur est en mesure de comprendre ce qui reste allusif dans le discours de l’énonciateur”’ 437, force est de constater qu’il n’en est rien vis-à-vis de nos deux extraits. On a vu en effet, dans la deuxième section, que Lyon-Libération prend soin de préciser en note qui est le Calixte auquel Jean Labasse fait allusion dans l’entretien qu’il accorde au journal. Quant à l’expression « à la lyonnaise » dans l’énoncé ci-dessus, elle est immédiatement éclaircie dans la suite du texte. Malgré tout, il nous semble que le stéréotype n’en est pas moins avéré pour autant. Robert Marmoz entérine en effet la prégnance de cette expression dans l’espace public local et va même jusqu’à participer à sa pérennité, même si c’est par l’entremise d’une traduction qui n’est pas forcément celle qui pourrait être retenue ailleurs, chez un autre locuteur.

Notes
433.

Respectivement Building’s dream, Editorial René-Pierre Boullu, 3 février 1987 et Désirs contrariés, Editorial Francis Zamponi, 1er août 1987.

434.

Le discours sur l’autre, op. cit., p. 120.

435.

L’effet boomerang, Editorial Robert Marmoz, 29 octobre 1986.

436.

Building’s dream, Editorial René-Pierre Boullu, 3 février 1987.

437.

Le discours sur l’autre, op. cit.,p . 120.