2.2. Grand Lyon : la nomination

Nous avons déjà eu l’occasion de souligner combien le lancement du projet de “Grand Lyon” par Michel Noir, à la fin de l’année 1989, s’est accompagné d’une focalisation de Lyon-Libération sur la dimension dénominative de la nouvelle entité. Le jour où débute l’examen du projet de loi relatif à l’administration territoriale de la République, le journal écrit encore, tandis qu’il titre en “une” “Noir an II : de la ville au « Grand Lyon »”, que c’est à l’aune de l’unification de la Communauté urbaine de Lyon que Michel Noir peut apparaître comme “homme de consensus”, avant d’ajouter que ‘“le changement d’appellation en « Grand Lyon »”’ est rendu nécessaire par le fait que ‘“la Courly ne parle pas aux Parisiens”’ 438. Dans la dernière période rédactionnelle, et alors que le cadre de référence devient la Région urbaine de Lyon, c’est toujours en tant que “nouvelle” appellation que « Grand Lyon » est mis en avant dans le discours éditorial du journal. Cette fois cependant, « l’appellation noirienne », comme la dénomme le journal, est articulée avec un faire qui donne matière à commentaire :

‘En jetant son « bouchon » dans la mare politique locale, Michel Noir devait bien se douter qu’il allait déclencher la tempête. Elle s’est produite. Parce qu’avec sa campagne, le maire de Lyon s’est lancé dans une contestable opération d’auto-promotion financée par le contribuable. Mais aussi, et c’est le plus intéressant, parce qu’il s’est prévalu pour ce coup médiatique d’une appellation relevant plus de la politique que de la géographie : « le Grand Lyon ». Qu’il ait déclenché la colère de certains élus de la Communauté urbaine soucieux de préserver leur indépendance n’a rien d’étonnant. L’expression « le Grand Lyon » contient déjà une négation implicite de leur identité. Jusqu’ici souvent qualifiées - à leur corps défendant - de « banlieues » de Lyon, les communes de la périphérie perdent avec l’appellation noirienne toute extra-territorialité pour devenir parties intégrantes de la métropole.439

Ce commentaire du rédacteur en chef intervient au lendemain d’une séance de rentrée de la Courly durant laquelle ont été abordées deux séries de questions ayant trait à l’appellation “Grand Lyon”, en ce qui concerne d’une part les conditions d’adoption de celle-ci et d’autre part les conditions de lancement et de financement d’une campagne consacrée au tunnel de Fourvière. Déclinée sous forme d’encarts publicitaires dans la presse, on peut y lire un message signé de Michel Noir “Président du Grand Lyon” : ‘“Fin 92, nous aurons fait sauter le bouchon de Fourvière”’, tandis qu’est représentée une main déstabilisant d’une pichenette un bouchon en liège. Suit un court texte insistant sur l’image négative du tunnel prompte à rejaillir sur Lyon et annonçant la prochaine éradication du “problème” : ‘“fin décembre 1991, nous aurons fait sauter au 3/4 ce fameux bouchon... et fin 92 en totalité ! Parole de Lyonnais. Vive les vacances 92, 93, 94... et merci Lyon !”’. Dans la portion inférieure droite du document est encore écrit, en caractères plus gros soulignés : “Le Grand Lyon bouge”, à proximité d’un logo correspondant qui surmonte lui-même de façon massive l’inscription “communauté urbaine de Lyon”. S’il est un terme “flou” présent dans une telle déclinaison, c’est bien le “nous”. Est-il communautaire ou “de majesté” (qualification qui se prête particulièrement bien à la situation décrite ici dans la mesure où les élus socialistes, qui tentent alors de définir leur propre projet d’agglomération, se montrent les plus critiques à l’encontre de ce qui relèverait du “fait du prince”) ? Il faut sans doute y voir un entremêlement des deux, seule opération énonciative à même d’assurer à Michel Noir une visibilité individuelle en même temps qu’elle fait disparaître ce qui tient lieu de leadership derrière un assentiment généralisé (nous, l’ensemble des représentants des communes intégrées à la communauté urbaine). Ce qui prévaut quant au « Grand Lyon » dans le discours assumé de la dernière période, c’est donc davantage l’idée d’une « annexion médiatique » de Michel Noir sur les 54 autres maires de la Courly, en phase avec une démarche communicationnelle précise, que celle qui ferait écho à une volonté de ce dernier de s’affirmer comme le représentant non seulement de la ville de Lyon mais aussi de l’agglomération.

Dans l’expression « Grand Lyon », l’apport de l’adjectif renforçatif « grand » fait glisser le référent Lyon du statut de toponyme à celui de choronyme, cette distinction recouvrant habituellement la différence entre noms donnés à des lieux et noms donnés à des aires géographiques440. Ce hiatus nous paraît d’autant plus légitime qu’il instaure une séparation entre nom propre strict (« Lyon ») dont il est donné à lire la permanence du référent, et intégration de ce même nom propre dans une construction élargi (« le Grand Lyon »), ce qui permet d’en dire un des avatars possibles441. En fait, le nom propre « Lyon » est à même de désigner tout autant Lyon intra-muros - autrement dit la commune - que la Courly. Quant au syntagme « Grand Lyon », s’il renvoie au même périmètre que la Courly, il n’est plus superposable à ce qu’il est possible de désigner comme la “ville-centre”. Au contraire même, la proposition de Michel Noir de mettre en oeuvre une coopération stratégique entre les collectivités locales à l’échelle de la Région urbaine de Lyon fait tendre davantage le Grand Lyon, dont il est le président, vers un échelon supra-communal outrepassant les limites dévolues à la communauté urbaine depuis sa création. Nous serions donc bien en présence de ce que Bernard Debarbieux a nommé un ‘“processus de dilatation référentielle”’ 442. De telle façon que l’intégration de Lyon et de Grand Lyon à une droite multi-scalaire aboutirait au profil suivant :

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Il n’est donc pas étonnant que les oppositions en provenance des « communes » se concentrent d’abord sur une appellation, en particulier au moment où la promulgation de la loi d’orientation relative à l’administration territoriale de la République, le 6 février 1992, donne à l’éxécutif d’une communauté urbaine la possibilité de se transformer en “communauté de villes” et d’intégrer par conséquent les communes périphériques, sans que les limites départementales ne constituent plus désormais un frein à la coopération intercommunale443. A cet égard, la réponse qu’apporte Jean-Jack Queyranne, alors porte-parole du parti socialiste depuis 1985 et maire de Bron - une commune du sud-est de l’agglomération lyonnaise - depuis 1989, tandis que le journal lui demande pourquoi dans l’entretien qu’il lui accorde il n’utilise jamais l’expression “Grand Lyon”, mérite d’être citée in extenso :

‘Je lui préfère celle, moins médiatique, de « Communauté urbaine de Lyon ». Le terme « Grand Lyon » est inévitablement associé à l’idée d’Empire, de centralisation, de mise en orbite des communes. L’expression gêne le développement d’une solidarité d’agglomération. « Communauté urbaine de Lyon » exclut l’idée d’expansionnisme. La notion permet de poser le problème de territoire sans transformer les maires en vassaux d’un pouvoir central. J’observe que dans l’expression « communauté européenne », le terme de communauté signifie mise en commun volontaire et non perte de souveraineté.444

A cela nous pourrions ajouter ce que Melvin M. Webber avait déjà eu l’occasion de pointer il y a plusieurs années : ‘“Le fait que « communauté » et « communication » aient « en commun » la racine latine communis n’est pas un accident linguistique. Les communautés comprennent les personnes qui, ayant des intérêts communs, communiquent entre elles”’ 445. Autant dire que l’attitude qui est décrite ici est précisément celle dont s’est écarté Michel Noir, comme président du Grand Lyon, en privilégiant l’espace national pour réceptacle de sa campagne sur le tunnel de Fourvière.

Notes
438.

“La vitrine du « Grand Lyon » pour présenter un profil national”, article signé Pierre Sorgue, n° du 25 mars 1991, p. 5.

439.

Commune métropole, Commentaire Michel Lépinay, 24 septembre 1991.

440.

Cf. Bernard Debarbieux, “La nomination au service de la territorialisation”, in Le Monde alpin et rhodanien, 2-4/1997, note (1), p. 228.

441.

Cf. Marie-Noëlle Gary-Prieur, “Figurations de l’individu à travers différentes constructions du nom propre en français”, loc. cit., p. 62.

442.

“La nomination...”, loc. cit., p. 233.

443.

Cf. Pierre Comte, “La recomposition du territoire des collectivités et la loi Joxe-Marchand”, in Institutions et territoire, op. cit., note 41, p. 105.

444.

Propos recueillis par Bernard Fromentin, n° du 19 mai 1992, p. 4.

445.

L’urbain sans lieu ni bornes, La Tour d’Aigues, Ed. de l’Aube, 1996 (1ère éd. originale : 1964), p. 67. C’est l’auteur qui souligne.