2.3.1. Un précédent : la production littéraire lyonnaise

Il est nécessaire de rappeler à ce stade l’un des postulats qui a gouverné dès le départ ce travail : Lyon-Libération privilégie dans son discours éditorial une articulation entre Lyon et Paris sans se cantonner pour autant à faire le lit d’une métaphore ressassée et en cela dominante, celle de Paris et le désert français. Mais s’en tenir à cette posture de base ne nous paraît pas en soi suffisant, tant après tout il pourrait être admis que n’importe quelle rédaction “de province”, dut-elle conserver un lien de dépendance fort avec une structure-mère “nationale” comme Lyon-Libération vis-à-vis de Libération, a avant tout pour objectif d’exister et pour cela de faire exister l’espace socio-culturel dans lequel elle se fond en le parlant, autrement dit en le plaçant au centre de son discours. Ce qui sous-tend déjà l’idée que toute société est locale - qu’elle soit “lyonnaise” ou “parisienne” - en ce qu’elle se constitue dans “ce qui a rapport à un lieu”. Comme le note du reste Yves Prats à propos du terme “local”, ‘“c’est lorsque l’adjectif est accolé à un substantif que se produit le glissement de signification. Au XVIIe, la « couleur locale » n’est qu’un terme de peinture, aussi précis dans le langage technique que la « terre de Sienne ». Mais sa transposition en littérature à l’époque romantique désigne une réalité sociologique, « ce qu’au XVIIe siècle on appelait les moeurs » (Mérimée)”’ 446. C’est d’ailleurs à l’aune de ce qu’il nomme ‘“la production écrite lyonnaise à caractère littéraire”’ que Bernard Poche a pu déceler, dans ce qui a été appelé l’entre-deux-guerres, une attitude récurrente de la part d’un grand nombre d’écrivains lyonnais447. Bien que ceux-ci éprouvent alors une liberté par rapport à la capitale - pourtant ‘“persuadée d’être le “mètre” souverain de tout ce qui se passe en matière de culture”’ - qui ‘“leur donne toute tranquillité d’esprit pour décrire (écrire) leur monde tel qu’il est, tel qu’ils le vivent”’, Bernard Poche estime que cette “indépendance du regard” a peut-être eu deux conséquences, qu’il qualifie de “déroutantes448 :

  • en se proclamant “métropole culturelle”, Paris tend alors à fonctionner dans l’ensemble français comme “la société absolue”, ce qui a pour corollaire de lui faire convertir ses propres caractéristiques humaines et sociales - pourtant tout aussi locales que partout ailleurs - ‘“en modèles, en “équivalents généralisés” des phénomènes humains et sociaux de tous ordres afférents à son époque, instaurant ainsi à son profit un brevet de généralité face au “particularisme provincial””’, coup de force intellectuel renforcé par l’existence d’une centralisation politique et économique449 ;

  • un certain nombre d’écrivains lyonnais développent, à l’égard du contexte lyonnais, ‘“l’attitude ironique ou critique de ceux qui étaient à la fois dedans et dehors”’, faisant progresser une attitude initiale de ‘“franchise vis-à-vis de soi, c’est-à-dire de ’ ‘son monde’ ‘”’ vers ‘“une habitude d’auto-dénigrement”’ pouvant aller jusqu’à ‘“une tentation de rejet du Lyon réel au profit d’un Lyon idéal, de ce que serait Lyon s’il n’était pas Lyon”’ 450.

Ce deuxième point conserve un rapport avec la capitale dans la mesure où, selon l’auteur, ce qui était condamné par ces Lyonnais, ‘“c’était le monde réel, au profit d’un monde imaginaire dont Paris d’abord, la “République des lettres” et la “vie de l’esprit ensuite”, étaient les figures”’, Bernard Poche allant même jusqu’à penser que, par un effet pervers dû à une connivence entre ce qu’il désigne comme des Lyonnais “progressistes” et des Parisiens “soucieux de détenir le monopole de l’universalité”, la production simultanée d’un Lyon “noir” et “pittoresque” aurait pu satisfaire tout le monde, l’essentiel étant alors ‘“qu’il n’y ait plus de société réelle, de principe de réalité sociétal, à Lyon - et pas davantage ailleurs, le centre (Paris) ne pouvant devenir un modèle global qu’en basculant dans la virtualité”’ 451. Bernard Poche reconnaît toutefois qu’une telle vision tiendrait d’une hypothèse pessimiste. Bien sûr, le discours qui nous occupe dans ce travail s’inscrit dans un contexte de décentralisation, depuis peu même (les réformes sont enclenchées par la loi du 2 mars 1982), et relève par ailleurs, pour paraphraser le même auteur, d’une production écrite “lyonnaise” à caractère journalistique. Il n’empêche cependant que les deux traits décrits en amont sont discernables dans le discours éditorial de Lyon-Libération, sans compter que l’‘“indépendance dans le regard”’ qu’évoque Bernard Poche à propos des écrivains lyonnais de l’entre-deux-guerres rejoint d’une certaine manière celle proclamée par Lyon-Libération derrière sa proposition d’incarner un concept de “quotidien de ville”. Toutefois, notre démarche ne se veut pas sociologique puisque le produit “en une seule main” qu’est Lyon-Libération ne permet guère de parler d’une production de journalistes “lyonnais” stricto sensu. A la création du journal, Michel Cressole, Michel Lépinay et le rédacteur en chef René-Pierre Boullu - encore que celui-ci soit originaire de la région - viennent même s’installer à Lyon en provenance de la rédaction parisienne. Cet état de fait rend par conséquent inopérante une catégorisation comme celle mise sur pied par Bernard Poche pour les écrivains lyonnais entre 1880 et 1939. Quant à une approche des unités rédactionnelles parues dans les pages “lyonnaises” selon l’origine de leur production - rédaction parisienne/rédaction lyonnaise -, elle est tout simplement irréalisable dès lors que le “site” lyonnais prédomine. Dans ces conditions, l’intérêt provient plutôt des différentes configurations discursives à l’égard du référent Paris qu’il nous a été possible de cerner dans le discours assumé de Lyon-Libération - en corrélation avec Lyon, ne l’oublions pas -, en particulier dans la première période rédactionnelle.

Notes
446.

“Vers l’éradication du pouvoir local ?”, in L’objet local, op. cit., 1977, p. 120.

447.

L’espace fragmenté, op. cit., p. 161.

448.

“Y a-t-il un roman lyonnais ?”, loc. cit., p. 90.

449.

Idem.

450.

Idem, p. 91 (c’est l’auteur qui souligne). Pour être complet, on se contentera de préciser ici que l’auteur a réparti les oeuvres de la littérature romanesque dite lyonnaise en différentes catégories d’écrivains, depuis ceux qui sont “biographiquement rattachables à Lyon” jusqu’aux auteurs qui n’ont que très peu de rapports personnels avec l’espace en cause.

451.

Ibidem.