INTRODUCTION

"Qu'il est délicieux de s'arrêter de lire
et de regarder dehors ! " (Virginia Woolf) 1.

Pour les professeurs de français, promouvoir la lecture au collège apparaît difficile, particulièrement chez les élèves qui viennent de milieux socio-culturels où le recours à l'écrit n'existe pas ou bien n'est qu'épisodique. Très souvent, il se vérifie que toutes les "pastorales" dans ce domaine sont inutiles (Passeron 1987).

Dans les années 1985-1986, la mise en place de la rénovation dans les collèges a coïncidé avec plusieurs lectures qui ont orienté notre réflexion. Une interview de Jean Foucambert dans Le Nouvel Observateur (n°1138 du 29 août 1986, 52-57) nous a incité à une lecture attentive des écrits de ce chercheur. Cela allait bouleverser notre compréhension de ce qu'est la lecture et nous conduire à une large modification de nos pratiques pédagogiques : prise en compte des difficultés techniques des élèves dans l'acte de lire, organisation d'un apprentissage de la lecture sur les quatre années du collège, socialisation de la production des écrits des élèves. Une réflexion théorique, partagée avec l'équipe enseignante qui avait accepté la mise en oeuvre d'un projet lecture dans notre petit collège rural, étayait cette approche pédagogique.

Un concept s'est immédiatement imposé, celui de lecturisation. La lecturisation, c'est un apprentissage qui ne s'achève pas par la maîtrise d'un mécanisme, ce qu'est l'alphabétisation, mais comme le dit Foucambert (1990), créateur de ce néologisme, par l'entrée dans une fonction, celle de l'écrit comme outil pour se penser et penser le monde, et dans un réseau, celui des textes que chaque nouvel écrit "convoque".

C'est très empiriquement que s'est mise en place, dans notre collège, la politique de lecturisation. Les premières lectures théoriques ont contribué à rendre opératoire ce concept de lecturisation. Après des bricolages plus ou moins féconds, la théorisation des différentes activités proposées (imposées ?) aux élèves a permis de critérier une politique de lecturisation.

Une interrogation revenait sans cesse chez les professeurs engagés dans le projet lecture. Les efforts entrepris produisent-ils des effets ? Et, si la réponse est positive, ceux-ci présentent-ils une certaine pérennité ? Très vite, diverses évaluations, avec en particulier l'organisation d'une classe témoin, ont rassuré les professeurs du collège engagés dans cette pédagogie de la lecture. Les élèves progressaient différemment que d'autres qui n'avaient pas vécu cet apprentissage. Mais, à plus long terme, lorsque ces élèves ne baigneront plus dans les activités incitatives de la politique de lecturisation, liront-ils davantage et autrement que les autres ?

V. Isambert-Jamati (1990) encourage, en quelque sorte, quand elle démontre que l'enseignement n'est pas neutre. Aprés avoir réalisé une typologie des professeurs de français en classe de première, elle a observé la corrélation entre les pratiques pédagogiques et les notes obtenues par les élèves de ces enseignants aux épreuves de français au baccalauréat. Les différences dans les notes obtenues, traitées selon l'origine sociale des élèves, montrent que, même si son pouvoir reste limité, la pédagogie n'est pas sans pouvoir. Les élèves d'origine populaire qui, globalement, réussissaient le mieux à cet examen étaient ceux qui bénéficiaient d'un type d'enseignement, que V. Isambert-Jamati appelle "pédagogie critique", où les professeurs considéraient l'origine sociale des élèves comme une composante majeure de la situation pédagogique. Ces professeurs intégraient dans leur enseignement ce que les conditions de vie ne permettaient pas aux élèves issus des classes populaires d'acquérir, sur le plan des méthodes de travail par exemple, et qui, au contraire, faisaient partie de la socialisation quotidienne des privilégiés. V. Isambert-Jamati a clairement démontré comment cette socialisation quotidienne était favorable à ces derniers quand l'école laissait opérer la ‘"pédagogie invisible"’ dont parle Bernstein.

Cette prise en compte de l'origine sociale des élèves, notre politique de lecturisation s'est efforcée de l'intégrer. L'approche de l'écrit ne peut être identique pour des enfants qui vivent continuellement dans la langue du scriptible et pour ceux qui en demeurent éloignés. Ces derniers ne se sentent pas "chez eux" dans le monde de l'écrit car ce n'est pas le leur. Ils ne possèdent pas le capital culturel indispensable pour que l'utilisation de l'écrit puisse offrir un "intérêt". Cet acquis qui fait qu'on est "chez soi" lorsqu'on plonge dans l'écrit ou son environnement, c'est l'habitus lectoral. Il est le produit d'une socialisation qui peut s'exercer sur plusieurs générations. Mais cet habitus lectoral, une pédagogie de la lecture peut-elle, à elle seule, le modifier sinon l'installer chez des élèves qui proviennent de milieux où l'écrit reste à distance ? D'où notre question : une politique de lecturisation au collège aide-t-elle à la constitution d'un habitus lectoral chez l'élève ?

Nous pensons que le collège tient une place centrale dans la "fabrication" du lecteur. Entre le premier apprentissage de la lecture à l'école et l'étude de la littérature au lycée, le collège constituerait une phase originale et complémentaire de renforcement de l'habitus lectoral et d'autonomisation du rapport au livre. Cela serait lié au développement de tout l'être lors de la puberté qui est vécue scolairement au collège. A cette phase du développement psycho-social pourrait s'adapter un type d'approche du livre et de la lecture qui n'est, peut-être pas, celui que les cours de français au collège proposent aujourd'hui. Il s'agirait d'implanter durablement dans la culture des élèves des recours aux instruments écrits, des pratiques fortes de lecture.

Ce que récuse la politique de lecturisation, ce n'est pas l'approche lettrée qui peut convenir à certains élèves déjà en connivence familiale avec cette culture, c'est la volonté de l'imposer à tous. Les ordonnateurs d'une politique de lecturisation désirent une plus grande diffusion des pratiques de lecture. Mais quelle lecture ? Et pourquoi faudrait-il que les élèves lisent ? Ces deux questions obligent à d'abord définir la lecture.

Définir la lecture apparaît très difficile 2. Le terme est équivoque. Le recensement des formes différentes de lecture risque de n'être pas exhaustif tant sont nombreuses les manières de lire, les raisons de lire, sans parler de la nature de ce qui est lu. Objet hautement complexe, la lecture reste un mythe (Lahire 1995 b). Aussi, à défaut de pouvoir proposer une définition de la lecture, nous préfèrons répondre par dérivation. Qu'est-ce être lecteur ?

Nous définirons d'abord le lecteur en creux en l'opposant au liseur. Nous n'utilisons pas le "catégorème stigmatisant" (Pudal 1996) d'illettré, car cela pourrait impliquer une synonymie entre lecteur et lettré, or le lettré ne représente qu'une catégorie de lecteurs, et nous ne l'emploierons pas afin d'éloigner certaines connotations douteuses que traîne ce mot très souvent utilisé 3. De plus, le liseur se situe dans une dynamique. Le liseur, c'est un lecteur potentiel, et la compétence qu'il lui manque, il ne la recevra pas par la bonne grâce d'un lettré, mais, après un apprentissage plus ou moins long, il se la donnera parce qu'il en a besoin.

Définir le lecteur en l'opposant au liseur oblige à s'arrêter sur ce dernier mot 4. Ce terme n'est pas à prendre au sens de celui qui aime à lire. C'est le sens que lui donne le père Sorel, qui ne savait pas lire, quand il lance à Julien l'insulte "Chien de lisard", ou lorsque Edouard Vuillard intitule son portrait du peintre Roussel plongé dans sa lecture, "Le liseur" 5. Le choix du mot s'inspire de la deuxième définition qu'en donne le Grand Larousse de la langue française (1986) : ‘"Celui, celle qui fait une lecture à haute voix"’ 6. Dans notre définition, le liseur doit le plus souvent bouger les lèvres et faire vibrer les cordes vocales, d'une manière plus ou moins perceptible, pour avoir accès à l'écrit. Dans ce cas, bien qu'il ait été alphabétisé, il ne peut ou n'a pu encore se dispenser de l'utilisation de la voix (voix haute ou subvocalisée) pour faire du sens. Il se sert donc de la voix pour lire. C'est un déchiffreur plus ou moins habile, pas un lecteur. Or la non maîtrise de la lecture visuelle empêche des rapports fréquents et plaisants avec l'écrit. Ce manque de compétence est la conséquence d'un recours peu fréquent à l'écrit, la "lecture" est peu efficace parce qu'on lit peu, et on lit peu parce qu'on lit mal... et parce qu'on n'en perçoit pas l'intérêt. L'aspect technique de la lecture apparaît fortement lié aux raisons qui poussent à lire.

Le lecteur se situe au delà du déchiffrage 7. Il va vers l'écrit d'abord parce qu'il lit avec efficacité. Ensuite, parce qu'il possède le code qui fait de l'environnement de l'écrit un milieu signifiant. Enfin parce qu'il sait qu'il trouvera dans l'écrit les réponses aux questions qu'il se pose ou qu'on lui pose.

Notre enquête va permettre, dans un premier temps, de différencier les lecteurs et les liseurs dans notre population de recherche. Ensuite, nous étudierons les effets possibles d'une politique de lecturisation dans la constitution d'un habitus lectoral. Les trente jeunes de notre population se divisent en deux échantillons : le premier, quatorze élèves ayant vécu au collège une politique de lecturisation, identifiée et déclarée comme telle, le second, seize élèves qui y ont connu d'autres approches de l'écrit . Avant de présenter cette enquête, et donc de définir politique de lecturisation et habitus lectoral, il nous apparaît nécessaire de théoriser les raisons qui nous poussent à promouvoir la lecture.

Le détour par l'histoire de la lecture n'est pas sans enseignement pour ceux qui se donnent pour fonction d'être des "professeurs de lecture" car l'opposition liseur-lecteur se repère aussi dans la diachronie. La lecture a une histoire dont les étapes ne sont pas sans correspondance avec celles parcourues plus ou moins rapidement par un individu lors de son apprentissage, du déchiffrage sonore à la lecture mentale.

Ce détour relativise cette "crise" de la lecture qui, périodiquement, fait les titres des médias. Là aussi le "niveau monte", ce sont la lecture et l'écriture qui se complexifient. L'histoire de la lecture souligne aussi les pesanteurs qui imprègnent l'enseignement du français alors qu'avec le texte électronique, la lecture connaîtra sans doute une nouvelle révolution. Historiciser notre rapport à l'écrit aide à se débarrasser d'a priori sur les textes à lire ou sur la façon de les aborder qui sont socialement marqués. Promouvoir la lecture oblige à s'interroger sur le sens de cette action. Une politique de lecture ne s'élabore pas sans avoir répondu à la question "Pourquoi faut-il qu'ils lisent ? ". Il ne suffit pas de plonger dans les Instructions officielles de l'Education Nationale pour trouver la solution. Ces Instructions, produit d'une longue concrétion, innovent et conservent, mais, parfois charrient des contradictions que les professeurs de français devront surmonter. Pourtant cet inconvénient, étrangement, ne les conduit pas à des pratiques différentes car, pour le plus grand nombre, une "tradition" pédagogique oriente leur lecture des textes officiels, renforçant ainsi une doxa enseignante tournée vers le passé. Si la politique de lecturisation introduit une rupture, c'est parce qu'elle s'appuie sur une lecture des textes officiels qui organise une cohérence entre les pratiques pédagogiques et les raisons qui poussent à promouvoir la lecture. La congruence des activités mises en oeuvre contribuerait à installer un habitus lectoral chez l'élève. Mais une politique de lecturisation, élaborée et organisée dans le seul cadre scolaire, peut-elle renforcer suffisamment cet habitus pour que le désir de lire s'autonomise et que l'écrit constitue un réel outil pour se penser et penser le monde, pour que l'élève soit un lecteur ? Sur quel degré initial de familiarité avec l'écrit cette politique doit-elle compter pour avoir quelque efficacité ?

La multiplicité et l'intrication des facteurs qui produisent un lecteur compliquent toute enquête à ce sujet. Les trente jeunes de notre population de recherche ont été interrogés sur leur dernière lecture, à partir de laquelle ils ont raconté leurs pratiques lectorales. L'analyse de leurs propos ne permet pas seulement de repérer les apports et les limites d'une politique de lecturisation, mais aussi de percevoir la pluralité des comportements de lecteurs, de comprendre aussi tout ce qui rend difficile le passage de l'état de liseur à celui de lecteur.

Ce travail nécessitait la participation de lycéens. Les trente jeunes sollicités ont accepté de se plier à nos exigences. La richesse et la sincérité de leurs propos nous ont permis de rassembler le matériau indispensable. Nous leur renouvelons ici nos remerciements. Pour traiter ces données, nous avons fait appel aux outils de la sociologie, et l'aide et le soutien de Bertrand Bergier ne nous ont jamais manqué. Nous le remercions pour la passation des entretiens, pour ses précieux conseils, mais aussi pour sa grande disponibilité et ses encouragements. Nous avons apprécié l'hospitalité et la grande compétence de toute l'équipe de la Mission Lecture de l'Académie de Nantes. C'est là que nous avons pu à deux reprises rencontrer Jean Foucambert. Ces temps d'échanges ont toujours été très riches. Nous exprimons aussi notre gratitude à Michel Soëtard. L'achèvement de cette thèse lui doit beaucoup car ses apports théoriques ont été pour nous déterminants. Son exigence scientifique ne s'est jamais départi d'un réconfortant sens de l'accueil. Cela a contribué à faire de ce temps de recherche et d'écriture un réel moment de plaisir.

Notes
1.

L'art du roman. Paris : Seuil, 1963. 205 pages. Citation p. 155.

2.

Aussi cette difficulté est-elle souvent évoquée. Pompougnac (1996, 61-62) écrit que l'école ne peut plus donner de la lecture, objet hautement complexe, une définition univoque : "Elle ne peut que les additionner : la lettrée, la plus traditionnelle, lire pour se former ; la fonctionnelle, lire pour communiquer ; la professionnelle, lire pour avoir du travail ; la divertissante, lire pour se distraire". Pour Picard (1988, 161), comme la lecture renvoie à plusieurs acceptions (la lecture en tant que déchiffrement du signe-écrit, la lecture-information, la lecture "évasion" "distraction", la lecture "quasi professionnelle critique", la "lecture comme art"), il paraît bien difficile d'assigner un statut épistémologique précis à l'étude de la lecture. Il souligne, à propos de la lecture comme art, que "ce dernier sens fait indéniablement problème, et son caractère de pseudo-évidence constitue en réalité un phénomène d'acculturation classique : dans les "enseignements artistiques" des programmes ministériels, ni la lecture, ni la littérature ne sont compris".

3.

Parfois à des fins mercantiles. C'est ainsi que les Centres Leclerc ont acheté une page entière dans différents quotidiens régionaux (Ouest-France par exemple le 5 juin 1997) pour une campagne "L'illettrisme, c'est plus de 2 millions de personnes en France. Alors, qu'est-ce qu'on fait ? Les centres E. Leclerc s'engagent dans la lutte contre l'illettrisme". La solution proposée, après quelques généralités sur l'illettrisme, des ateliers dans des magasins Leclerc autour du thème "Vivons mieux notre consommation" !

4.

Picard (1995, 135-136) parle de liseur, de lectant, et de lu. Le liseur est l'instance physique, matérielle du lecteur. Le lectant est l'instance lectrice la plus intellectuelle, la plus instruite qui met en oeuvre un savoir (histoire, narratologie, théorie, psychologie), réfléchit, interprète, apprécie - aux antipodes d'un liseur - ou comme s'il s'agissait d'un travail : par plaisir. Le lu, c'est l'inconscient du lecteur qui réagit aux structures fantasmatiques du texte. Pour Picard, la lecture se présente comme un jeu complexe entre ces trois niveaux de relation au texte.

5.

Le tableau d'Edouard Vuillard Le liseur (vers 1890-91) se trouve au Musée d'Orsay à Paris.

6.

C'est cette même acception qu'on retrouve dans le roman de Bernard Schlink, Le liseur (traduction de l'allemand der Vorleser, 1996).

7.

Eva Louvet-Schmauss (1994, 55), dans une étude dont l'objectif consistait à appréhender l'impact du contexte éducatif familial sur le développement des compétences en lecture-écriture, dans une perspective de lecturisation, chez des enfants de cinq à sept ans, a aussi défini ce que signifie être lecteur. Nos conceptions se rejoignent : "Tout d'abord, être lecteur signifie être capable de construire directement des significations à partir de l'écrit à travers les processus d'anticipation, de prises d'indices et de vérification d'hypothèses. Passer par l'oral pour essayer de comprendre l'écrit est une démarche laborieuse qui caractérise le déchiffreur ou l'illettré.

Ensuite, être lecteur ne signifie pas seulement savoir mobiliser des stratégies de lecture efficaces, mais renvoie également à la mise en oeuvre de certaines attitudes et pratiques par rapport à l'écrit. Le lecteur inscrit la lecture-écriture dans ses pratiques culturelles et projets de vie. Il élabore des projets de lecteurs personnalisés et développe des pratiques lecturales et scripturales fréquentes et diversifiées. En revanche, le déchiffreur ou l'illettré a recours à l'écrit seulement occasionnellement, en cas de stricte nécessité. La lecture le fatigue, lui donne mal à la tête et apparaît à ses yeux comme une perte de temps.

Enfin, le lecteur témoigne d'un rapport autonome à l'écrit. Il choisit ses lectures par rapport à ses projets et ses intérêts et est capable de porter un jugement critique sur l'écrit. L'illettré par contre lit ce qu'on lui impose de lire et développe une attitude infériorisée par rapport à l'écrit. Il considère le livre en tant que produit culturel comme un objet sacré".