CHAPITRE I
LE RAPPORT AU TEXTE,
UN RAPPORT TOUJOURS INSTITUE

L'histoire de la lecture permet de prendre conscience du profond enracinement de certaines attitudes face au livre et à la lecture dans le milieu scolaire et, peut-être de s'en libérer, un peu comme ce que dit Bourdieu (1987, 26) de la sociologie. ‘"La sociologie libère en libérant de l'illusion de liberté".’ Historiciser le rapport à l'écrit aide à une certaine relativisation de cette "crise" de la lecture qui, souvent, emplit les colonnes des journaux. Historiciser permet aussi d'appréhender les continuités et les ruptures de ce qui sera, peut-être, par la grande diffusion des textes sur écrans une troisième révolution de la lecture.

La première difficulté lorsque nous parlons de lecture est de ne pas véhiculer des présupposés inhérents à notre position de lecteur, position que, souvent, nous avons tendance à universaliser 9. Nous ne pouvons omettre de nous poser la question de savoir pourquoi on lit. Est-ce, comme l'écrit Bourdieu (1985), parce que, enseignants, nous avons toujours un marché sur lequel nous pouvons placer nos discours sur la lecture ?

Réfléchir sur ce qui nous a conduit à être le lecteur que nous sommes, analyser tout ce qui est constitutif de notre comportement de lecteur apparaît comme une nécessité épistémologique pour tous ceux qui promeuvent la lecture. Avant d'aborder un texte, tout lecteur met en oeuvre une attitude qui plonge ses racines dans l'histoire du livre dans sa culture. Le rapport au texte est toujours un rapport institué.

Mais cette introspection lectorale n'est pas suffisante si elle oublie la situation historique dans laquelle s'est formé ce qu'elle travaille à comprendre, d'où l'importance de plonger dans l'histoire de la lecture. Comme l'écrit Bourdieu (1992 b, 429), ‘"la pensée libre doit être conquise par une anamnèse historique capable de dévoiler tout ce qui, dans la pensée, est le produit oublié du travail historique’" 10 .

Notes
9.

Jean-François Barbier-Bouvet (1988, 215) écrit qu'on est jamais si mal servi que par soi-même : "Tous ceux qui écrivent sur la lecture lisent. C'est bien là le problème. Ils entretiennent généralement avec leur propre pratique un rapport si intense que leur trop grande familiarité avec le livre constitue, paradoxalement, à la fois le principal moteur et le principal obstacle à une connaissance de la pratique des autres. La première démarche de qui veut étudier la lecture devrait être de faire rupture avec ce qui lui est familier, sans se couper pour autant de son désir. Le reste lui sera donné par surcroît".

10.

"Historiciser notre rapport à la lecture, c'est une façon de se débarrasser de ce que l'histoire peut nous imposer comme présupposé inconscient. Contrairement à ce l'on pense communément, loin de relativiser en historicisant, on se donne un moyen de relativiser sa propre pratique, donc d'échapper à la relativité. S'il est vrai que ce que je dis de la lecture est le produit des conditions dans lesquelles j'ai été produit en tant que lecteur, le fait d'en prendre conscience est peut-être la seule chance d'échapper à l'effet de ces conditions. Ce qui donne une fonction épistémologique à toute réflexion historique sur la lecture" (Bourdieu 1985, 220-221).