Le rapport à l'écrit a une histoire

L'histoire de la lecture dans le monde occidental insiste sur deux moments-clés : ce sont le milieu du XIIe siècle, et la deuxième partie du XVIIIe. Ces moments de rupture éclairent le rapport actuel à l'écrit.

La première révolution de la lecture

Au milieu du XIIe siècle, des avancées techniques transforment la page de ‘"partition pour pieux marmotteurs en un texte optiquement organisé pour des penseurs logiques"’ (Illich 1991, 7). Ces améliorations complètent la séparation des mots du latin qui leur est antérieure (VIIe siècle dans les Iles britanniques, XIe siècle en France, en Allemagne, en Lorraine). Le perfectionnement concerne le découpage du discours écrit en paragraphes, le système des gloses, la répartition en chapitres, l'adoption des séquences numérotées, et l'invention de l'index alphabétique. A cette nouvelle présentation des textes s'ajoute un changement des conventions sur l'ordre des mots en latin. ‘"La nouvelle présentation des textes, en écriture séparée, conjuguée au nouveau latin scolastique, d'une syntaxe plus facile à analyser, facilitait la capture du sens et réduisait l'importance de la mémoire orale comme composante de la lecture : à la lecture orale de l'Antiquité, la fin du Moyen Age substituait définitivement la lecture visuelle de textes désormais plus simples dans leur graphie et leur syntaxe" ’(Saenger 1997, 156).

Grâce à cette révolution scribale, le texte, en quelque sorte, se détache du discours et devient une entité visuelle. Dès la fin du XIIe siècle, le livre va revêtir un symbolisme qu'il a conservé jusqu'à aujourd'hui, le symbole d'un type d'objet inédit qu'Illich (1991) appelle "le texte livresque". On assiste ainsi au passage d'un modèle monastique de l'écriture, où l'écrit possédait un rôle de conservation et de mémoire largement dissocié de toute lecture, au modèle scolastique de la lecture, le livre devenant objet et instrument du travail intellectuel (Cavallo et Chartier 1997).

C'est donc ce texte livresque qui façonnera l'esprit scolastique dont le raisonnement si élaboré et si complexe ne peut être suivi qu'avec l'aide d'éléments visuels, et la relation texte-esprit sera le fondement nécessaire de la culture de l'imprimé. Les exigences de la science scolastique souligneront les avantages de la lecture silencieuse, "la rapidité et l'intelligibilité" (Svenbro 1997).

La création de l'imprimerie apparaît comme le prolongement de ces changements des XIIe-XIIIe siècles. Au travail manuel des scribes succède la reproduction mécanique d'un prototype composé à la main (Illich 1991). La révolution du lire précède celle du livre, et la césure capitale n'est pas le XVe siècle, mais quelques siècles auparavant lors du passage d'une ‘"lecture nécessairement oralisée"’ à une ‘"lecture possiblement silencieuse"’ (Cavallo et Chartier 1997, 33).

La lecture silencieuse existait avant cette révolution, sans doute dès le Ve siècle avant Jésus-Christ dans le monde grec, mais elle était ressentie comme un phénomène exceptionnel (Martin 1987). Les textes antiques n'étaient pas écrits pour être parcourus plus ou moins cursivement, mais bien pour être entendus, même si certains pouvaient les lire silencieusement 11. Des scribes monastiques, cette possibilité de lire en silence gagnera ensuite les milieux universitaires, avant de devenir une pratique commune des aristocraties laïques et lettrées. Vers le milieu du XIVe siècle, au sein de l'aristocratie française, la lecture silencieuse sera utilisée pour les textes en français. ‘"La trajectoire se poursuit après Gutemberg, inculquant progressivement chez les plus populaires des lecteurs une manière de lire qui ne suppose plus l'oralisation. Une preuve a contrario d'une telle évolution est donnée par la situation des sociétés occidentales contemporaines où la catégorie d'analphabétisme désigne, non pas seulement la partie de la population qui est totalement illettrée, mais, plus largement, les lecteurs encore nombreux qui ne peuvent comprendre un texte qu'en le lisant à haute voix"’ (Cavallo et Chartier 1997, 32).

Cette première révolution du lire permet d'insister sur deux aspects de la lecture inscrits dans les pratiques actuelles, la nécessaire maîtrise de la lecture visuelle et la "confiscation" de l'écrit par les "lettrés".

Notes
11.

Svenbro (1997, 54) utilise la première page de Zazie dans le métro pour expliquer ce que pouvait être la lecture dans le monde grec et comment le "lecteur" faisait intervenir sa voix pour reconnaître ce qui est opaque à première vue. Queneau écrit "DOUKIPUDONKTAN" et l'historien explique : "Nous nous trouvons là en face de plusieurs anomalies, si nous tenons compte de notre manière normale de lire : 1° la phrase est écrite en scripto continua (ce qui est un trait caractéristique de l'écriture grecque) ; 2° elle est écrite non pas de façon étymologique, ce qui est la règle en français, mais de façon phonétique (ce qui est normal en grec) ; 3° elle appartient par sa syntaxe au langage parlé (ce qui est le cas de toute phrase grecque avant la formation d'un idiome écrit sensiblement différent du langage parlé). Pour ces trois raisons, le lecteur français se sent comme dépaysé lorsqu'il rencontre la phrase DOUKIPUDONKTAN pour la première fois. En effet, il se trouve dans une situation qui ressemble à celle du lecteur en Grèce".