La "confiscation" de l'écrit par les lettrés

Cette nouvelle technologie de la lecture et de l'écriture, à l'origine de la première révolution de la lecture, est immédiatement revendiquée comme un monopole "scribal". Les scribes se définissent eux-mêmes comme lettrés, par opposition à ceux qui ne sont qu'auditeurs de la parole écrite, les simples laïcs (Illich 1991). Si la lecture, comme activité intellectuelle, a une histoire, elle n'est pas celle de tous. ‘"Lire (...) a toujours été réservé, comme activité intellectuelle, aux membres d'institutions sociales plus ou moins closes : castes de scribes, clercs et ecclésiastiques, et aujourd'hui professeurs de lycée ou d'université, qui tous plus ou moins sont des spécialistes de la lecture. Ce sont eux qui, sous la bannière des normes qu'ils respectent dans l'acte de lire et qu'ils enseignent, "confisquent" la lecture parce qu'ils sont à même de donner une certaine définition de ce qu'elle est. L'histoire de la lecture a donc toujours été une histoire du pouvoir de lire, c'est-à-dire de l'affrontement entre la vigilance autoritaire des pouvoirs institutionnels producteurs de lecture, de lecture autorisée et légitime, et une activité que l'on désignera comme séditieuse, socialement et individuellement utopique, laquelle constamment tente de subvertir la recta lectio, la lecture correcte, qui lui est imposée par les institutions en question"’ (Leenhardt 1988, 303-304). Les fonctions et les formes de l'écrit sont donc prescrites par une caste de lettrés derrière laquelle se dissimulent des enjeux de pouvoir, économiques et politiques. Manguel (1998) rappelle qu'en Amérique du Nord, des lois, effectives jusqu'au milieu du XIXe siècle, interdisaient l'apprentissage de la lecture à tous les Noirs, esclaves ou hommes libres. Ils risquaient leur vie pour savoir lire.

Sur un plan pédagogique, s'interroger sur l'origine, parfois lointaine, de ce qui constitue l'approche actuelle des textes au collège, permet de vérifier la permanence de cette mainmise. Pour Schlanger (1992), l'un des enjeux de l'enseignement du français est ‘"d'assurer des populations aux lettres en renouvelant les lettrés", "de procurer aux lettres des populations adultes". ’D'où l'intérêt que manifestent les lettrés à l'élaboration des programmes scolaires en ce qui concerne l'approche de l'écrit.

Pour Viala (1988), ce sont les pédagogues du début du XVIIIe siècle (les auteurs d'ouvrages pédagogiques de Lettres françaises que sont Le Blanc, Monnet, Houligant, Gedoyn, Batteux) qui établissent le palmarès des auteurs du programme. Ils dressent une liste d'ouvrages à lire qui entre dans les programmes de collège comme élément fondamental de formation de l' ‘"honnête homme’". Quarante quatre écrivains composaient cette liste dont trente trois du XVIIe. La liste de nos classiques, à quelques variantes près, est donc, pour Viala, stabilisée dès cette époque 13.

Ce qui est curieux, ce n'est pas seulement d'observer l'ancrage ancien d'une partie non négligeable des textes prescrits par les Instructions officielles de l'Education Nationale, mais aussi de saisir l'intérêt qu'on avait alors à les donner à lire. Viala s'appuie sur le traité de Le Blanc (1712) pour évoquer d'abord l'intérêt linguistique : ‘"Les grands écrivains sont des modèles du bel usage, du bien dire et du bien écrire"’. Puis il rappelle la valeur de distinction sociale que procure la lecture de ces ouvrages : ‘"Elle dote l'individu de compétences qui lui confèrent une position de parole autorisée dans le commerce social"’. Enfin, elle procure du plaisir : les ‘"belles lettres charment l'esprit".’ Certaines de ces raisons qui inciteraient à lire les ouvrages du corpus évoqué plus haut sont encore reprises par les défenseurs d'une culture littéraire comprise comme la connaissance des grands textes, ce patrimoine, ce ‘"Don des morts"’ que constitue le livre, héritage de nos ancêtres prestigieux, les grands écrivains (Sallenave 1991).

Viala retrouve dans Batteux (Cours de Belles Lettres distribué par exercices paru en 1747), l'inventeur de l'explication de textes, qui reste encore aujourd'hui un exercice scolaire fort pratiqué, même si on la nomme autrement (lecture détaillée analytique dans les dernières Instructions officielles appliquées en sixième à la rentrée 1996), introduisant ainsi un type de lecture qui discrédite les autres manières d'aborder un texte. ‘"Dans l'explication de texte, l'action de la lecture est redoublée : le texte est d'abord lu d'un trait, puis relu ligne à ligne. La lecture réitérative se substitue à la lecture liminaire, et de cette façon le plaisir de goûter, savourer, déguster le texte remplace celui de le consommer, de l'avaler. Pour reprendre la distinction proposée par R. Barthes, la lecture de plaisir se substitue à celle de jouissance. Le temps n'est plus aboli dans l'acte de lire, mais au contraire mesuré et étendu" ’(Viala 1988, 28).

Au XIXe siècle, l'enseignement prend le relais du mécénat dans l'inculcation des valeurs de la littérature et dans le rôle de garde-fou du champ littéraire. Le Ministère de l'Instruction publique met une exceptionnelle minutie à dresser le programme des lycées et cette politique a produit des effets à long terme dont on ne dira jamais assez l'importance (Ferguson 1991). C'est au milieu du XIXe siècle que s'est dessinée la conception de la littérature comme fiction et de la lecture littéraire trouvant sa fin en soi. Cette approche s'est imposée à la fin de ce même siècle entraînant une restriction du corpus qui correspond à une conception limitée de la littérature. ‘"A entretenir une conception restreinte de la littérature, restreinte à la littérature, restreinte à l'hexagone, restreinte aux siècles qui ont vu la France en grande puissance mondiale, restreinte à la littérature sacralisée, restreinte à l'habitus du plaisir de la fiction comme fin en soi, on tue la littérature d'idées, l'ouverture sur d'autres cultures, la légitimité d'autres motivations à la lecture"’ (Viala 1995, 332). Au XIXe comme aujourd'hui, le choix du corpus littéraire est effectué par un collège de lettrés. Ceux-ci estiment prioritairement comme bonnes à transmettre aux élèves, les oeuvres qui les ont marqués. Or l'étude des pratiques de lecture sous l'Ancien Régime montre qu'il faut éviter de penser la circulation des objets ou des modèles culturels comme le simple résultat d'une diffusion du haut vers le bas de l'échelle sociale. Ce sont plutôt des "luttes de concurrence" où toute divulgation, par conquête ou par inculcation, produit du même coup la recherche de nouvelles distinctions (Chartier 1992).

Observer l'enseignement de l'écrit dans les siècles précédents aide à cerner la situation aporétique dans laquelle les Instructions officielles plongent les enseignants de français. Il faut conserver le principe d'une certaine distance pédagogique sans altérer le plaisir de la fiction.

De la Renaissance à la date symbolique de 1762, l'année de parution de l'Emile, l'enseignement des Lettres, à tous les niveaux, n'envisageait pas de diminuer la distance entre l'élève et la matière enseignée pour rendre l'écart plus facile à franchir. L'enseignement était construit autour de l'univers artificiel de la distance pédagogique d'où des sujets de composition française complètement irréalistes. Un exemple serait le premier devoir de Diderot au collège d'Harcourt, alors qu'il est âgé de dix ans, dont le sujet est ainsi énoncé : écrire le discours que le serpent tient à Eve quand il veut la séduire. Après L'Emile, un autre idéal pédagogique conteste cette façon de procéder, ‘"Un idéal nouveau qui propose, au contraire, une pédagogie de la proximité et de la pertinence ; une pédagogie qui laisse l'enfant au centre de son monde et de ses intérêts, pour placer les sujets d'étude à sa portée en se rapprochant de lui"’ (Schlanger 1992, 64). L'élève devait produire des textes analogues à ceux qui lui étaient donnés à lire. Or, à la fin du XIXe siècle, cette formation théorique et pratique a laissé la place à une formation intellectuelle et critique. L'enseignement de la littérature devient un entraînement à l'écriture critique et à la distanciation critique : ‘"Il ne s'agit plus désormais d'employer ou d'imiter quelques aspects d'une oeuvre classique, mais de la commenter. Si réaliste que soit l'oeuvre, le traitement réflexif contrebalance sa proximité thématique : le traitement assure la distance. Et Flaubert et Zola peuvent être introduits en classe, s'il ne s'agit plus de récrire une scène d'amour mais de l'analyser"’ (Schlanger 1992, 65).

Cette distance pédagogique, ce refus que les élèves lisent les textes au premier degré habitent encore les auteurs des Instructions officielles et ceux qui les appliquent. En France, l'enseignement reste le médiateur principal de la littérature. Si l'école est peu impliquée dans le processus littéraire, elle n'en détermine pas moins l'impact social de la littérature. Elle peut, pour Bourdieu (1992 b, 209-210), exalter telles oeuvres, en dédaigner d'autres : ‘"L'école occupe une place homologue de celle de l'Eglise qui, selon Max Weber, doit 'fonder et délimiter systématiquement la nouvelle doctrine victorieuse et défendre l'ancienne contre les attaques prophétiques, établir ce qui a et ce qui n'a pas de valeur sacrée, et le faire pénétrer dans la foi des laïcs', à travers la délimitation entre ce qui mérite d'être transmis et acquis et ce qui ne le mérite pas, elle reproduit continûment la distinction entre les oeuvres consacrées et les oeuvres illégitimes et, du même coup, entre la manière légitime et la manière illégitime d'aborder les oeuvres légitimes".’

Comme l'écrivent Chartier et Hébrard (1991, 577), pour la période 1900-1950, au collège, il n'y avait que ‘"les grands textes"’ : "‘En classe, depuis que le latin n'est plus au centre des humanités, l'essentiel est de construire un nouveau corpus d'autorités à partir des auteurs français tenus pour légitimes".’ Cette approche, bien que tempérée par des apports nouveaux, reste encore une réalité dans les Instructions officielles. Il y a d'abord les grands textes.

L'école "canonise" des oeuvres comme classiques, après un "long procès", en les inscrivant dans le programme. Elle ne fait pas que s'ériger en tribunal. Elle constitue un appareil qui véhicule une image normative de l'écrivain et de la littérature, de manière à peser un modèle de "culture" légitime (Ferguson 1991). L'école doit inculquer les valeurs de la littérature. Comme le souligne Viala (1995), les pratiques de lecture de ceux qui ont quitté l'école sont fortement tributaires des schèmes modèles incorporés dans celle-ci. La littérature conserve un statut symbolique important. Il influence les discours et les représentations de nombre d'enseignants qui l'ont, dans leur majorité, intégré familialement et/ou scolairement. Le savoir distancié étant la norme dominante dans l'enseignement, on en conclura que la littérature apparaît au lecteur comme un objet à connaître (Leenhardt 1988) 14. Malgré la prodigieuse diversité des textes et des lectures, la lecture littéraire reste le référent de toute lecture, ce qui influe sur l'enseignement qui risque d'oublier toutes les autres lectures. Il est alors intéressant d'observer que lorsqu'une pratique culturelle se démocratise, certains s'empressent d'instaurer une distance entre leurs propres pratiques et celles du public nouveau qui s'empare d'objets jusqu'alors réservés aux seuls lettrés. ‘"Les distinctions entre les manières de lire s'étaient renforcées au fur et à mesure que l'écrit imprimé était devenu moins rare, moins confisqué, plus ordinaire. Alors que la seule possession du livre avait longtemps signifié d'elle-même un écart culturel, avec les conquêtes de l'imprimé, ce sont les postures de lecture et les objets typographiques qui se trouvent investis d'une telle fonction"’ (Chartier 1992, 27). Tous les combats menés contre le livre de poche à sa naissance ou contre les adaptations des classiques par les Editions Fixot s'expliquent ainsi. Rappelons que, déjà, les imprimeurs, ceux de Troyes en particulier, entre le XVIIe et le XIXe siècle, transformaient les ouvrages distribués par colportage, pour les rendre conformes aux capacités de lecture des acheteurs qu'ils devaient gagner. Pour cela il fallait toucher des milieux populaires.par des prix de vente fort bas et une adaptation aux capacités de lecture des acheteurs potentiels. Les textes, qui n'étaient pas différents du corpus lettré, étaient raccourcis, redécoupés par la multiplication des chapitres et des paragraphes avec titres et résumés, et expurgés de tout ce qui était considéré comme blasphématoire ou inconvenant. Ce travail d'adaptation, celui des Editions Fixot comme celui de la Bibliothèque Bleue, est guidé par la représentation que se font les éditeurs des compétences et des attentes culturelles de lecteurs qui ne sont pas des familiers du livre. Cette expérience de la Bibliothèque Bleue souligne aussi comment les attentes de lecture et les anticipations de compréhension sont créées par les repères explicites qui désignent et classent les textes. L'analyse d'une longue aventure éditoriale comme celle-là peut aider à en appréhender d'autres, actuelles, comme l'essai des éditions Fixot de comprimer les "classiques". L'expérience de Fixot comme celle de la Bibliothèque Bleue visent à inscrire le texte dans une matrice culturelle qui n'est pas celle de ses destinataires originels et à en permettre ainsi des "lectures", des compréhensions, des usages, possiblement disqualifiés par d'autres habitudes intellectuelles (Chartier 1992).

C'est pour cela qu'il n'est peut-être pas inutile d'intégrer l'histoire des pratiques de lecture si l'on a pour objectif de les diffuser. Les pressions des agents du champ littéraire peuvent faire oublier qu'avant de fournir des lecteurs à la "Littérature", l'école doit d'abord faire de l'élève un lecteur, et pour cela promouvoir une stratégie de développement et d'ouverture de connaissances sur le monde de l'écrit. Ensuite, devenu lecteur, il pourra, s'il le désire, se pencher sur les offres du champ littéraire, et même se passionner pour la littérature d'avant-garde, à propos de laquelle Schlanger reprend ce qu'affirme plus haut Chartier. La littérature d'avant-garde cherche ‘"à susciter et à imposer une autre attente qui lui est propre. Elle n'entend pas gratifier le public dans les termes du public mais dans ses termes à elle, en déplaçant les règles et en changeant la nature du jeu. C'est une littérature dont l'objet principal est moins la création des oeuvres que la création, justement, d'une nouvelle attente esthétique" ’(Schlanger 1992, 106).

L'histoire de la lecture souligne comment tout ce qui touche à l'enseignement de l'écrit demeure trop souvent une "chasse gardée". La permanence de cette "confiscation" éclaire les enjeux des rapports entre le champ littéraire et l'école.

Notes
13.

"Dans le classement par ordre d'importance, Corneille est premier, Racine deuxième, Boileau, Bossuet et Molière troisièmes ex aequo ; quatrièmes, ou plutôt sixièmes : La Fontaine, Malherbe, Racan, Vaugelas.... et même Mme de Sévigné prend place dans ce corpus scolaire dès 1740" (Viala 1988, 23)..

14.

Leenhardt a repéré trois modalités de lecture qu'il a qualifiées de "cognitives" dans la mesure où elles désignent la relation que le lecteur établit entre lui-même comme sujet connaissant et le livre considéré comme objet de l'acte cognitif. Ces modalités représentent le fondement de tout acte de lire et nous sont accessibles à travers l'analyse des commentaires que les lecteurs font de leur lecture. Ces trois modalités sont la modalité phénoménale descriptive, la modalité émotionnelle et identificatoire, la modalité intellective.

La modalité phénoménale descriptive vise à séparer nettement le sujet lecteur de l'objet de son activité lectrice. Le livre est un objet dont le lecteur se maintient à distance.

La modalité émotionnelle et identificatoire se présente comme l'activité d'un sujet qui s'implique personnellement dans la lecture. il se focalise sur les personnages qu'il considère comme de "véritables personnes".

La modalité intellective se caractérise par un relatif équilibre entre les deux instances de lecture. Cette modalité objective la relation du sujet lecteur à son objet en se focalisant sur cette relation et non plus sur le seul objet. Leenhardt a établi qu'en France prévaut apparemment la modalité intellective. Globalement, c'est-à-dire toutes classes confondues, et quel que soit le niveau scolaire du lecteur, règne l'idée que la lecture d'une oeuvre littéraire s'apparente à une appropriation cognitive.