La seconde révolution de la lecture

Nous utilisons le concept de ‘"révolution de la lecture"’ à propos de la rupture de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Le concept de Leserevolution que l'on doit à l'historien Rolf Engelsing a été critiqué non pour l'évocation d'une rupture dans l'approche de l'écrit mais pour l'explication qu'il en donne. Il verrait dans la fin du XVIIIe siècle une période charnière, le passage d'une ‘"lecture intensive"’, du Moyen-Age à 1750 environ, à une "lecture extensive", après 1800. La lecture intensive serait une lecture répétitive de textes peu nombreux au contenu surtout religieux 15. La lecture extensive serait une lecture silencieuse et individuelle de nombreux textes dans un cadre privé 16. C'est l'unilinéarité de l'explication qui est critiquée. Avant 1800, il existait des lecteurs "extensifs", ceux du journal par exemple, et, après, non seulement la lecture "intensive" ne disparaît pas, mais même survient un nouveau type de lecteur "intensif", ceux qui se laissent prendre par les romans de Rousseau (Avec 70 éditions, La Nouvelle Héloïse apparaît comme le plus grand best-seller de l'Ancien Régime), de Goethe ou de Richardson. Le lire, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe, était divers. L'opposition "lecture extensive"-"lecture intensive" ne permet pas de retrouver cette complexité. Pourtant, il existe bien une transformation des manières de lire lors de cette fin de siècle.

Un historien américain, David Hall, décrit, lui-aussi, une modification dans les habitudes de lecture d'habitants de la Nouvelle Angleterre entre 1600 et 1850. Avant 1800, ils lisent et relisent, à haute voix et en groupe, les mêmes textes à caractère religieux : la Bible, les almanachs, le New England primer, Rise and Progress of Religion de Philip Dodddridge, Call to the Unconverted de Richard Baxter. Après, ils "dévorent" de nouvelles publications : romans, journaux, diverses formes de littérature enfantine.

Bien que Hall et Engelsing n'aient jamais entendu parler l'un de l'autre (Darnton 1993), ils découvrent un schéma similaire dans deux régions du monde occidental. Il est donc probable qu'un changement fondamental se soit produit dans la nature de la lecture à la fin du XVIIIe siècle. Même s'ils se différencient par quelques nuances, les historiens l'ont vérifié. ‘"Il ne s'agit peut-être pas d'une révolution, mais il marque la fin d'un Ancien Régime"’ (Darnton 1993, 250) 17. Pour Chartier (1995), si on doit abandonner une opposition trop tranchée entre les deux styles de lecture, "l'intensif" et "l'extensif", cela n'invalide pas le constat qui situe dans la seconde moitié du XVIIIe une "révolution de lecture". Les supports en sont repérés en Angleterre, en Allemagne et en France. A la grande force reproductive de la lecture succèdent les ‘"détachements critiques"’ qui, particulièrement en France, éloigneront les sujets de leurs princes et les chrétiens de leurs églises.

Dans la lecture, il y a bien une transformation majeure qui sépare la période contemporaine (le XIXe et le XXe) de l'Ancien Régime. Cette transformation est à mettre en rapport avec les deux grands bouleversements que furent la révolution industrielle où l'Angleterre s'était engagée la première, et la Révolution française qui prolonge et amplifie la Révolution américaine. ‘"Le XVIIIe siècle, siècle des Lumières, avait été le temps des micromilieux éclairés d'une "République des lettres", transcendant les cadres et la géographie politiques, alors que le XIXe est d'abord le temps des peuples nationaux. C'est assez dire que l'alphabétisation, la lecture et son apprentissage, le statut (législatif) et les pratiques (sociales) de la lecture sont, au cours de notre période, fondamentalement investis d'une charge idéologique et culturelle certes dérivée de la philosophie des Lumières mais en elle-même radicalement renouvelée. Le support de la démocratie, comme le verront parfaitement ses théoriciens, réside dans la généralisation de l'alphabétisation, et dans le développement de formes nouvelles d'imprimés, feuilles volantes, littérature pamphlétaire, et, en dernière instance, presse périodique. On le voit, à ce niveau déjà, la problématique politique débouche effectivement sur un renouvellement fondamental des pratiques culturelles du plus grand nombre"’ (Barbier 1991, 579). Le désir d'éducation proclamé par la Révolution française projette en avant le "public" des citoyens-lecteurs. La décennie 1830 sera déterminante. La loi Guizot, en 1833, oblige chaque commune à se doter d'une école et d'en assurer les charges, tandis que le progrès technique permet, en 1837, l'invention par Gervais Charpentier du livre de poche à grand tirage 18.

A une lecture plutôt religieuse succéderaient donc, autour de 1800, des lectures plutôt profanes, à des lectures plutôt collectives, des lectures plutôt individuelles, à une lecture plutôt oralisée, une lecture plutôt visuelle. Deux manières de lire qui s'opposent et qui, à notre sens, sont le reflet d'une révolution. Il faut toutefois rappeler que ce changement ne concerne qu'une part infime de la population. Wittman (1997) a étudié le duché de Wurtemberg parce qu'il possédait des données suffisamment concrètes quant au nombre de gens qui lisaient réellement. A la fin du XVIIIe, on arrive, pour ce duché, à un nombre de 7 000 lecteurs "extensifs", un peu plus de 1% de la population. C'est peu mais pas sans importance : ‘"Ce serait (...) commettre une erreur que de n'accorder aux quelque 300 000 personnes lisant régulièrement en Allemagne, soit environ 1,5% de l'ensemble de la population adulte, qu'un rôle culturel et plus généralement social marginal. Car ce ferment tout d'abord limité de nouveaux lecteurs provoqua des réactions culturelles et même politiques en chaîne lourdes de conséquences"’ (Wittman 1997, 337). La lecture a changé de nature. A l'appropriation par répétition d'un petit nombre de textes repris et commentés pendant toute une vie se substitue la consommation effrénée de nouveautés où le livre d'aujourd'hui chasse celui d'hier, où la curiosité se mêle de tout, où l'on cherche l'information, l'inédit, le surprenant, l'émouvant.

Notes
15.

"Ces lecteurs lisaient non pas pour accroître leur savoir, mais pour se confirmer et se renforcer, ainsi que pour s'exercer à la fortification de vérités qui avaient fait leurs preuves depuis longtemps. Une telle lecture pouvait, notamment en raison de la faible capacité à lire, prendre des traits qui la rapprochait d'un rituel inintelligent. Cela ne signifie pas que l'on ne comprenait pas ce qu'on lisait, mais c'était une lecture mécanique, rappelant souvent une prière, ou même une invocation littéralement magique de certaines successions de signes. Et, pour le lecteur, ce n'était pas le fait de lire lui-même qui donnait sa signification à la lecture : cet acte n'était pas seulement défini par son objet, mais aussi par le lien avec certaines périodes de la journée, de la semaine ou de l'année religieuse. Ainsi, la lecture répétitive ritualisée engendrait une expérience religieuse, édifiante, mais pas littéraire" (Bödeker 1995, 96).

16.

"Le lecteur "extensif", celui de la Lesewut, de la rage de lire qui s'empare de l'Allemagne au temps de Goethe est un tout autre lecteur : il consomme des imprimés nombreux et divers, il les lit avec rapidité et avidité, il exerce à leur endroit une activité critique qui ne soustrait plus aucun domaine au doute méthodique" (Chartier 1995, 274). Chartier (1987, 201-202) distingue quatre éléments pour caractériser la période d'avant la seconde "révolution de la lecture" :

"1. Les lecteurs sont confontés à des livres peu nombreux perpétuant des textes qui ont une forte longévité ;

2. la lecture n'est point séparée d'autres gestes culturels comme l'écoute des livres lus et relus à haute voix au sein de la famille, la mémorisation de ces textes entendus, déchiffrables parce que déjà connus, ou la récitation de ceux qui ont été appris par coeur ;

3. le rapport au livre est marqué par une gravité respectueuse vis-à-vis de la lettre imprimée, investie d'une forte charge de sacralité ;

4. la fréquentation intense des mêmes textes lus et relus façonnent les esprits, habitués aux mêmes références, habités par les mêmes citations".

17.

S'il existe, pour la lecture, un Ancien Régime, Chartier et Martin (1991) déterminent aussi, pour la France, un "ancien régime typographique" qui dure trois siècles et demi. De 1470, introduction de la presse à imprimer dans le royaume à 1830-1850, industrialisation de la production (avec la presse mécanique à vapeur) et apparition de nouveaux lecteurs ("l'enfant, la femme, le peuple"). Cet ancien régime se caractérise par une stabilité technique, une domination du capital marchand, celui des marchands-libraires, et l'étroitesse des tirages.

18.

"Charpentier (...) avait trouvé le moyen de fabriquer des volumes mesurant 18 cm de hauteur sur 12 cm, ayant de 350 à 500 pages, pouvant être vendus uniformément 3,50 francs et contenant la matière de 4 ou de 6 des anciens volumes (...). Au fur et à mesure que cette collection s'augmente, le public cessa de louer des livres et commença à en acheter" "(Rapports de l'exposition de Philadelphie, 1877 pp. 401-402, cité par Barbier 1991).