A l'école aujourd'hui, une Révolution inachevée

Cette diversification et cette multiplication des objets de lecture qui favorisent les "détachements critiques" à l'égard des Puissants et de l'Eglise, et ainsi alimentent le passage à une société séculière, n'ont pas éradiqué une vision sacralisée d'un certain type d'écrits qui reste, pour une part, encore aujourd'hui prégnante dans l'approche scolaire de l'écrit. La lecture y apparaît plutôt de type intensif autour d'un corpus de textes relativement figé, les "Classiques", et la lecture à haute voix y occupe une place non négligeable comme si l'enseignement de la lecture à l'école ne réussissait pas à s'arracher à ses racines. Aussi nous faut-il revenir aux temps d'avant la seconde révolution de la lecture.

Leenhardt (1988, 62-63) rappelle que ‘"nul n'ignore que la "Bible" chrétienne, c'est simplement le livre (Biblos), le livre par excellence, et que des siècles de querelles théologiques (...) n'ont eu pour objet que le texte de ce livre. L'histoire de la révérence à l'égard de l'écrit, et donc du texte, mais aussi l'opposition spontanéiste à celui-ci, à ses clercs, ses serviteurs copistes et à leur institutionnalisation, toutes ces querelles du canonique, du sacré et du profane, ont saturé notre rapport au texte, biblique d'abord, puis laïque ou scolaire. Le texte tel qu'on nous enseigne à le révérer, garde dans notre culture quelque chose de l'aura des textes fondateurs".’

Le changement de support, le passage du volumen au codex que connurent les premiers siècles de l'ère chrétienne, s'est généralisé grâce aux écrivains chrétiens, sans doute moins attachés aux formes traditionnelles que les lettrés païens, et désireux de se référer sans cesse à des passages des textes sacrés, ce qui était difficile avec le livre en rouleaux. Le volumen va, entre le IIe et le IVe siècle de notre ère, laisser la place au codex. Le manque de maniabilité du livre en rouleaux présente un inconvénient majeur pour les Chrétiens. Cette longue bande de papyrus enroulée sur deux supports en bois à ses deux extrémités rend difficile la confrontation des différents passages d'un même texte ou de divers textes entre eux. Même dans sa forme matérielle, l'écrit que nous utilisons aujourd'hui a été marqué, au moins à l'origine, par la religion.

Sacralisation mais aussi démonisation du livre marquent les siècles d'avant la révolution de la lecture. La lecture demeure une activité sacrée car elle met en présence du Verbe 19. C'est le protestantisme, religion du Livre, qui a initié le mouvement d'alphabétisation en incitant le croyant à recevoir directement la parole de Dieu par la lecture des textes sacrés. Lancée par Luther en 1517, la Réforme introduit ainsi l'esprit de libre examen et de libre critique : ‘"Considérablement servi par le développement de l'imprimerie qui permet l'accès aux textes sacrés, le Protestantisme enclenche ainsi de manière décisive - et c'est une mutation d'importance dans l'ordre des idées - par delà la révolution religieuse qui autorise chaque fidèle à se faire lui-même l'interprête des textes de la Bible et, à la limite, le prêtre de sa propre religion, le processus d'intellectualisation, de laïcisation et de désenchantement du monde (Max Weber) qui rendra possible l'esprit scientifique"’ (Simon 1991, 72). Dans les pays comme l'Ecosse calviniste, ou la Suède luthérienne, le chef de famille jouait à la fois le rôle de prêtre et d'instituteur, sous le contrôle du pasteur qui organisait des examens périodiques. Une loi ecclésiastique de 1686, dans ce dernier pays, stipule que tous et surtout les enfants, les garçons de ferme et les domestiques doivent apprendre à lire et à "voir de leurs propres yeux", c'est à dire à comprendre ce que commande la Sainte parole de Dieu (Darnton 1993). Aussi la paysannerie suédoise possèdera, dès le milieu du XVIIIe, un taux d'alphabétisation supérieur à celui des campagnes portugaises d'aujourd'hui (Burguière 1991).

A l'issue du concile de Trente, la Contre-Réforme catholique s'efforcera d'utiliser les mêmes armes pour combattre l'hérésie mais en préservant le pouvoir ecclésiastique. C'est hors de la famille que les enfants recevront, avec les apprentissages intellectuels essentiels, une éducation morale et religieuse. Un maître d'école sera choisi et surveillé par le curé. L'Eglise post-tridentine tendra à maintenir la lecture dans un circuit fermé au lieu d'ouvrir des perspectives illimitées sur des idées nouvelles. C'est ce qu'exprime très clairement le jésuite Antonio Possevino (1598) : ‘"On doit lire ce qui forme les habitudes à la vertu plutôt que ce qui éperonne l'esprit vers la subtilité" ’ ‘(cité’ par Braida 1995, 33). Pour ce jésuite, le livre imprimé constituait le principal véhicule des "hérésies", aussi fallait-il en contrôler la diffusion et l'utilisation.

Cet aspect religieux va marquer longtemps l'acte de lire. Cela va être bien sûr la méfiance pour les ‘"mauvais livres".’ Terrible était la sanction infligée par les tribunaux de l'Inquisition à ceux qui osaient entreprendre la lecture d'un ouvrage mis à l'index. Ces listes d'ouvrages prohibés vont démoniser le livre , surtout s'il n'est pas écrit en latin, et rendre négative la lecture en général 20. Le seul fait de posséder un livre était suffisant pour nourrir le soupçon des Inquisiteurs. Silvana Seidel Menchi (citée par Braida 1995, 25-26) a, à partir de la documentation des procès de l'Inquisition dans l'Italie du XVIe, reconstruit les témoignages directs concernant les oeuvres d'Erasme qui étaient à l'Index. Odo Quarto, un soldat originaire des Pouilles, répondait, dans les conditions difficiles qu'on imagine : ‘"Ce n'est pas parce que les hommes lisent qu'ils croient pour autant à ce qu'ils lisent (...). La plupart du temps on lit par curiosité et par désir de savoir, et non pour adhérer à de fausses opinions".’ Ce soldat se réservait la possibilité d'une lecture critique, sans être convaincu par les idées de l'auteur. Cette liberté du lecteur montre qu'aucun encadrement, aussi rigide soit-il, n'entrave cette capacité créative que garde le lecteur d'interpréter le texte que les yeux parcourent. Dans un autre contexte, face à une autre censure, Stroev (1995, 187-188) soulignent qu' ‘"en parcourant les brefs articles de journaux - à l'époque (il s'agit de la fin des années 1970), les quotidiens en U.R.S.S. ne dépassaient pas quatre à six pages -, les Russes avaient perfectionné l'art de lire entre les lignes, de reconstituer les faits d'après les silences et les sous-entendus : comme dans la culture baroque, le monde devenait un livre à interpréter"’. La méfiance à l'égard des lectures déviantes que manifestent les instances de censure n'apparaît pas sans fondement. S'il est déjà difficile d'interrompre le flux des livres interdits, imprimés à l'étranger, il est bien sûr impossible d'en contrôler l'interprétation. Carlo Ginsburg (1976) a ainsi étudié les déclarations d'un meunier frioulan du XVe siècle, Domenico Scandella, dit Menocchio, sur ses propres lectures, devant le tribunal de l'Inquisition, et a montré tout le sens que cet homme du peuple pouvait insuffler dans ses lectures 21. Déjà dans ces débuts des temps modernes, les lecteurs ne se contentent pas de déchiffrer un texte passivement. Les pouvoirs religieux ou politique se sont toujours méfiés de la capacité créatrice du lecteur et ont édicté des index pour empêcher les lectures déviantes.

Cette idée de donner des listes de livres à lire que l'on trouve dans les Instructions officielles de 1985 et aussi dans les nouvelles qui s'appliquent progressivement en collège depuis 1996, même si le corpus s'élargit, peut apparaître comme un avatar de ces index publiés par les autorités religieuses, puis par les gouvernements qui, souvent, ne furent pas moins rigides. Mollier rappelle la mise à l'index de la littérature française dans les années 1860-1880, Index qui sera pour le livre ce que sera l'Office catholique du cinéma pour le 7ème art 22. ‘"Quand Renan publia sa Vie de Jésus, la Curie romaine faisait en effet passer à la trappe tous les chefs d'oeuvre des romanciers nationaux, Balzac, Stendhal, Flaubert, Dumas père, Hugo, Sand et Sue. Zola suivit peu après et bien d'autres que l'abbé Bethléem continua de frapper de ses foudres, avec ses listes de Romans à lire et romans à proscrire"’ (Mollier 1995, 215). Les livres dangereux pour l'abbé Bethléem, comme le rappellent A.M. Chartier et Hébrard (1989), ce sont principalement les romans, surtout les romans à grand tirage, bon marché, vendus dans les kiosques, sur le boulevard ou dans les gares. Non seulement il triait le bon grain de l'ivraie, mais il refusait les formes modernes de la lecture, l'information et le divertissement. Que des "petits lecteurs" puissent construire seuls ‘"leurs gestes de lecture" ’lui semblait incroyable. Pour l'abbé Bethléem, les manières de lire excluent en droit les formes "modernes" de la lecture‘. "Les contresens que l'abbé Bethléem commet à leur égard tiennent à ce qu'il ne cesse de les créditer du pouvoir fort d'inculcation qu'il a expérimenté dans la lecture spirituelle. (...) Pour avoir appris comme tant de ses contemporains à n'ouvrir les livres qu'avec respect, pour ne s'être apparemment jamais amusé en lisant, l'abbé Bethléem ne peut comprendre la désinvolture qui accompagne la banalisation de l'écrit. Il ne peut non plus accepter la superficialité des lectures dont il devrait pourtant comprendre qu'elle est ce qui rend si peu offensifs la plupart des textes qu'il juge offensants" ’(A.M. Chartier, Hébrard 1989, 56-57).

Même si les objectifs sont différents, établir des listes de livres à lire, comme le font les Instructions officielles, c'est restreindre la liberté de choix et jeter la suspicion sur les textes qui ne rentrent pas dans ces énumérations de titres. C'est sacraliser un certain type d'écrit et c'est aussi supposer qu'en tant que lecteur, on n'est ni compétent pour juger de l'autorité d'un livre, ni autorisé à le faire. Choisir est la responsabilité du docte, qui sait les pièges de l'écriture pour en pratiquer les tours et les détours, et qui soutient la foi dans la plus stricte orthodoxie (A.M. Chartier, Hébrard 1989). A la foi catholique s'est substituée la religion des "belles lettres", mais l'attitude envers l'écrit ne s'est pas modifiée. En 1903, Hermann Hesse écrivait déjà qu'une liste de livres qu'il faut avoir lus absolument, et sans lesquels il n'y a ni salut ni culture n'existe pas. Mais pour chaque individu, il existe un nombre considérable de livres dans lesquels il peut trouver satisfaction et plaisir.

Si la sacralisation de la lecture, dans les cultures monothéistes, a inculqué une double révérence face au texte et face aux puissants qui surent en tirer leur légitimité, elle a pu produire d'autres effets secondaires. Ainsi un certain dédain pour la lecture de distraction, pour les lectures faciles ne naît-il pas du fait que la lecture, pendant longtemps, ne devait servir qu'à mettre les lecteurs en présence du Verbe et à dévoiler les Saints mystères. C'est ainsi que l'éthique protestante, en ce qu'elle favorise le sentiment de la responsabilité, du devoir et de l'ascése, ne peut que donner une connotation a priori négative à l'acte gratuit, encore plus à une "distraction" le plus souvent individuelle (Barbier 1995). David Hall (1995, 169) rapporte que, dans le puritanisme anglo-américain du XVIIe siècle, fréquemment, les auteurs s'adressaient à un lecteur idéal, pour l'instruire sur la façon d'approcher le texte. Celui-ci était précédé de conseils de lecture souvent intitulés "au lecteur". Ces oeuvres étant essentiellement des textes religieux, il était demandé ‘"d'ingérer l'écrit, de le "mâcher", de le lire lentement et de façon répétée. (...). Cette caractérisation de la lecture implique aussi une représentation de la Bible - à savoir de l'écrit comme porteur d'une vérité sacrée ; et, en outre, une représentation de la page imprimée comme "parole vivante", comme médium transparent pour le "Verbe" logocentrique qui s'écoule directement de la volonté divine jusqu'au genre humain à travers les actes de l'Esprit Saint. L'entremêlement de l'oral et de l'imprimé dans le Verbe logocentrique a son corrélat dans ce monde-ci avec le processus même de l'apprentissage de la lecture, processus solidaire de la répétition (par la récitation à voix haute) des sons des lettres et des mots".’ Ce temps long de la lecture sacralisée est aussi celui d'une lecture oralisée, à voix haute ou murmurée.

Notes
19.

1 Chartier A.M. et Hébrard (1989, 16 note 3) indiquent que dans de nombreuses instructions chrétiennes qui proposent depuis la fin du XVIIe siècle ce complément d'éducation où se prolongent, pour les adolescents, les leçons de la civilité, il y a presque toujours un chapitre consacré à la lecture. Ainsi celui qui se trouve dans l'un des ouvrages les plus souvent réédités jusqu'à la fin du XIXe siècle, les Instructions chrétiennes pour les jeunes gens de l'abbé Humbert : "Pour lire utilement, il faut observer les avis suivants :

1° Ne lisez point par curiosité, pour contenter votre esprit, mais pour apprendre vos devoirs. Commencez votre lecture par une élévation de votre esprit à Dieu, pour lui demander sa gràce et ses lumières.

2° Lisez avec respect, parce que c'est Dieu qui vous parle dans votre livre. Quand nous prions nous parlons à Dieu, mais lorsque nous lisons un bon livre, c'est Dieu qui nous parle.

3° Lisez par ordre, c'est-à-dire dès le commencement du livre, et continuant jusqu'à la fin ; autrement la lecture vous serait moins profitable.

4° Lisez peu à la fois, mais attentivement ; faites réflexion sur ce que vous lisez, pour en tirer quelques résolutions, et demandez à Dieu la gràce de mettre les résolutions en pratique.

5° Lisez souvent, c'est-à-dire tous les jours, ou au moins quelque fois la semaine, principalement les jours de fêtes.

6° Ne vous contentez pas d'avoir lu un livre une fois, mais relisez le plusieurs fois. Si vous lisez pour apprendre la vertu, vous éprouverez que la seconde lecture vous sera plus salutaire que la première".

20.

Martine Segalen souligne que cette démonisation existait encore au début du XXe siècle, en Basse Bretagne : "C'est le curé (...) qui entre dans une maison, voit un roman sur la table de la ferme, le jette au feu, puis donne quelques sous de compensation". (15 générations de Bas-Bretons. Paris : P.U.F., 1985, citation p. 312)

21.

Ses lectures, c'étaient des livres religieux largement diffusés en son temps dont une bible en langue vulgaire, Il Fioretto delle Bibbia, le Rosario della gloriose Vergine Maria et une traduction de la légende dorée. "L'inadaptation de cette 'forte tête' aux informations écrites qu'il reçoit l'incite à retenir surtout un détail ou un mot, à prendre les images sous leur signification la plus concrète et à nourrir ces acquis hétérogènes d'une tradition culturelle non lettrée pour rétablir un sytème cohérent tout personnel" (Martin 1996, 335).

22.

Rappelons que l'Index qui établissait le catalogue des livres interdits aux catholiques, établi au XVIe siècle n'a plus force de loi depuis... 1965.