Le lent déclin de la lecture à haute voix

Avant 1800, la lecture, pour une majorité de gens, consiste plus à reconnaître un texte déjà connu qu'à acquérir de nouvelles connaissances. Il s'agit d'une lecture oralisée, en latin surtout chez les catholiques.

Dans le monde catholique, la plupart des écoles sont dirigées par l'Eglise et la quasi totalité des livres sont des catéchismes ou des manuels de piété comme l'Escole paroissiale de Jacques de Batencour (1654). Tout le système est fondé sur le principe que les enfants français ne doivent pas lire en français. Ils passent directement de l'alphabet à des syllabes simples et ensuite aux prières classiques : Pater noster, Ave Maria, Credo, Benedicite. Une fois qu'ils les ont reconnues, ils travaillent sur les réponses liturgiques imprimées dans les livres classiques. A ce stade, ils quittent généralement l'école. Ils ont acquis une maîtrise suffisante de la langue écrite pour remplir leur fonction au sein de l'Eglise en participant à ses rituels. En réalité, ils n'ont jamais lu une ligne écrite dans une langue qu'ils soient capables de comprendre (Darnton 1993). Pour des esprits façonnés par l'oralité, il est très difficile d'assurer la liaison directe entre ce qu'on lit et ce qu'on comprend. L'instruction dispensée réside seulement dans l'apprentissage d'une série de mécanismes excluant le développement des capacités de compréhension. La lecture à voix haute fut interprétée comme une technique refoulant la raison par une élite littéraire qui, entre le XVIe et le XVIIIe siècle, a évolué vers une pratique culturelle privée et silencieuse. Comme l'indique Bödeker (1995, 99), "privée" ne signifie presque rien de plus que l'opposition au terme "en société", et à peine plus que ‘"lorsqu'on n'était pas dérangé et qu'on disposait du calme et des loisirs nécessaires à la lecture". ’

Jean-Baptiste de La Salle provoqua d'ardents débats quand il proposa d'enseigner à lire d'abord en français et publia en 1698 un Syllabaire français. Les partisans du maintien de la priorité du latin opposèrent des arguments tant pédagogiques que religieux. Il est plus facile, selon eux, d'apprendre à lire en latin, où chaque lettre correspond à un son, alors qu'en français un même son peut se traduire par des lettres différentes tandis que certaines lettres s'écrivent mais ne se prononcent pas 23. De plus le latin est la langue de l'Eglise alors que l'usage de la langue vulgaire dans l'enseignement de la lecture, invention des réformés, porte la marque de l'hérésie. Jusqu'à la Révolution, la priorité, du moins dans les petites écoles, fut accordée à la "lecture" à haute voix du latin. Pendant longtemps, la maîtrise de la langue écrite jugée suffisante, était celle qui permettait de remplir sa fonction au sein de l'Eglise. Peu importait que ce soit des textes en latin et qu'ainsi, pour le plus grand nombre, ils ne liraient jamais une ligne écrite dans une langue qu'ils seraient capables de comprendre. L'apprentissage de la lecture était marqué par la révérence religieuse à l'égard de l'écrit. L'école est donc bien ‘"L'Eglise des enfants"’ comme l'écrit le chanoine Blain dans sa Vie de Jean-Baptiste de La Salle publiée à Rouen en 1733.

Si entre le XVIe et le XVIIIe siècle, lire en silence est devenu une pratique ordinaire des lecteurs lettrés, la lecture à haute voix 24 reste le ciment de diverses formes de sociabilités, familiales, savantes, mondaines ou publiques (Chartier 1995). Même si elle perd globalement du terrain au XIXe siècle, cette forme de lecture va résister comme support de la convivialité, dans l'avant-garde littéraire et la lecture académique savante. Se perpétuera aussi jusqu'à la première guerre mondiale la vieille pratique de "se faire lire", mais c'est alors une pratique de plus en plus limitée socialement. Aujourd'hui cette lecture à voix haute, si on exclut le présentateur du journal télévisé qui lit ce qui apparaît sur son prompteur à des millions d'individus, ou les parents qui, généralement, au moment du coucher, lisent des "histoires" à leurs enfants en bas âge, la lecture à voix haute n'est plus au coeur des sociabilités, sauf à l'école où elle reste essentiellement un instrument pédagogique.

C'est ainsi qu'à propos de la lecture suivie et dirigée, les Instructions officielles de 1985 exigent des enseignants qu'ils veillent à ce que les élèves tirent parti de l'exercice pour apprendre à mieux lire à voix haute, mais il est précisé aussitôt que des moments sont réservés à la lecture silencieuse, qui est la lecture usuelle. Pour la lecture expliquée, Manesse et Grellet (1994) relèvent une constante, sur tout le siècle, dans toutes les instructions officielles. En général, la première lecture du texte est faite par le professeur et après l'explication, un ou plusieurs élèves le relisent. De plus, la lecture à voix haute entre même dans ce qui constitue le couronnement de l'enseignement du français, car c'est ainsi que commence l'oral du bac dans cette matière. L'élève lit à voix haute, de la manière la plus expressive possible, le morceau choisi par le professeur-examinateur.

La lecture silencieuse, ce n'est pas seulement une technique plus efficace, parce que plus rapide et qui facilite la compréhension, c'est aussi un nouveau rapport au texte 25. Elle captive plus, "un narcotique" pour Fichte, et implique une distanciation plus grande par rapport au réel. ‘"Avec le refoulement du corps comme vecteur de l'expérience du texte, le lecteur demeurait "lui-même". On ne cessait alors de reprendre, avec plus ou moins d'opiniâtreté, l'idée que ce n'était pas le livre qui devait avoir la main haute sur le lecteur, mais le lecteur qui devait dominer le livre"’ (Bödeker 1995, 99). La lecture à haute voix, telle que l'explique Illich (1991) en s'appuyant sur la lecture monastique d'avant le XIIe siècle, est beaucoup plus charnelle. C'est en suivant le rythme que le "lecteur" comprend les lignes, et il va se les rappeler en retrouvant le rythme. Le refoulement du corps, ce n'est pas seulement la non-utilisation de la voix, mais aussi de la main (qui n'est plus utilisée que pour tourner les pages), car on ne suivait plus les lignes avec le doigt. ‘"Et cette réduction à ce qu'éprouve l'oeil, qui n'est pas uniquement une perte de sensorialité dans la mesure où elle est une perte du "son", mais aussi parce qu'elle est un aveuglement du corps dans son ensemble, mène à l'immobilisation et à l'inactivation complètes du corps : seul "l'esprit" s'éveille et suit la lecture"’ (Bödeker 1995, 113). Mais le corps n'allait pas complètement s'effacer de cette lecture silencieuse. A partir de La Nouvelle Héloïse, comme le souligne Goulemot (1995), une lecture nouvelle qu'on nommera "intimiste" 26 est décrite par les lecteurs, dans les lettres expédiées aux auteurs, comme une expérience corporelle 27. Ils leur exposent leurs émotions de lecture. ‘"Le regard se trouble, le sang reflue, on a du mal à respirer, on perd le sens de l'espace et du temps"’ (Goulemot 1995, 125). Goulemot insiste sur le paradoxe suivant : c'est une lecture silencieuse et intériorisée qui provoque de tels bouleversements. Mais si le corps revient dans la lecture, ce n'est que comme symptôme de lecture, et non plus comme moyen d'accéder au texte, ou du moins directement car, comme l'écrit Leenhardt (1988), la lecture met en jeu notre corps sensuel : ‘"Certains n'abordent l'activité lectrice que retirés dans un profond fauteuil, d'autres préfèrent lire au lit, d'autres ne se sentent libres d'entrer dans l'expérience de lecture que plongés dans la multitude anonyme d'un café ou d'un lieu public. Nous avons tous nos heures où nous aimons lire, ce qui signifie que le cycle solaire et lunaire influe sur notre comportement de lecteurs. Il y a donc toute une écologie de la lecture"’ (Leenhardt 1988, 311) 28.

Aujourd'hui, l'approche de l'écrit dans le milieu scolaire garde des aspects de la première manière de lire, celle d'avant la seconde révolution de la lecture, sacralisation de l'écrit, place donnée à la lecture à voix haute, listes d'ouvrages à lire, ce qui par corollaire signifie que certains livres sont sinon proscrits du moins à éviter. L'école invite à la lecture intensive. Le plus souvent, on y "rumine" les mêmes ouvrages. Les Instructions officielles consacrent un certain nombre de textes. Celles de 1985, qui nous intéressent ici puisqu'elles ont codifié le passage au collège des trente élèves de notre population de recherche, obligent à y choisir au moins dix oeuvres sur les quinze qui doivent être obligatoirement lues pendant les quatre années de collège. Ce corpus célèbre le culte des grands auteurs. Une place très congrue est laissée à la variété et aux nouveautés. De plus ces textes, à travers les diverses activités scolaires que recouvrent la lecture expliquée ou la lecture suivie et dirigée ou la lecture méthodique, qui, en 1981, remplace l'explication de texte au lycée, seront triturés, disséqués pour inciter à la lecture personnelle, pour lire d'une manière plus approfondie. Il s'agit bien d'une forme de lecture "intensive" qui perdure dans le milieu scolaire. La lecture cursive n'apparaît véritablement que dans les dernières Instructions officielles appliquées depuis 1996 en sixième. Sa maîtrise détermine pourtant le niveau nécessaire, sur le plan technique, pour accéder à une praxis de lecture.

Il ne s'agit pas d'introduire ici une hiérarchie entre les deux types de lecture en affirmant que le progrès va dans le sens de la lecture intensive vers la lecture extensive. Une lecture "intensive" peut être productive et élaborée, même si elle ne s'applique qu'à un seul ouvrage. D'un autre côté, la lecture "extensive", la "boulimie" de lecture ne constitue pas ipso facto une expérience littéraire. Ce qu'avaient déjà ressenti les écrivains du XVIIIe siècle.

Dans l'uchronie de Sébastien Mercier, L'an 2440 parue en 1771, les hommes réalisent un immense autodafé pour se libérer à la fois des mauvais livres et des savoirs inutiles. Dans la Basiliade de Morelly (1735), son sage vieillard plaidera pour l'existence d'un seul livre qui condenserait tous les savoirs utiles et possédés par chaque citoyen. Quant à Rousseau, il désire que "son" Emile n'ait qu'un seul ouvrage, un "merveilleux livre", dans sa bibliothèque, au moins pendant un premier temps, Robinson Crusoé (Emile , livre III). Le livre peut, pour ces auteurs, autant gêner que servir la recherche de la vérité. D'où un souci, face à une offre de lecture qui se diversifie, de maintenir des formes de lecture intensive. Rousseau, dans La Nouvelle Héloïse, oppose ainsi deux manières de lire : ‘"Le Français lit beaucoup, mais seulement des livres nouveaux ; ou plus exactement, il les feuillette, non pas pour les lire, mais pour dire qu'il les a lus. Le Genevois ne lit que de bons livres ; il les lit et pense en même temps ; il ne les juge pas mais il les comprend’". Le XVIIIe siècle sera d'ailleurs le siècle du livre triomphant mais aussi celui de sa dénonciation. Goulemot (1995) précise que la confiance et la méfiance dans le livre sont indissociablement liées. Méfiance parce que la lecture coupe d'autrui et de la vie sociale. Les philosophes du XVIIIe incitent à la lecture car elle leur semble le ‘"meilleur véhicule d'une histoire du progrès de l'esprit humain"’, mais ils s'en méfient, aussi dénoncent-ils tous les écrits qui aliènent et mystifient, livres fanatiques ou catéchismes.

Aujourd'hui, opposer la lecture intensive et la lecture extensive semble dépassé. Selon le projet de lecture dans lequel le lecteur est engagé, il fera appel à l'une ou l'autre. Le liseur ne bénéficie pas de cette possibilité de choisir.

Notes
23.

Saenger (1998, 167) explique l'origine de cette différence : "A la fin du Moyen Age, les scribes de formation universitaire introduisaient souvent des consonnes muettes dans les termes vernaculaires, non pas pour en changer la prononciation, mais pour les rendre visuellement plus proches du latin dont ils venaient, donnant aux mots une étymologie purement visuelle, analogue à celle des caractères chinois, mais que le latin ignorait complètement".

24.

Il existait deux formes de lecture oralisée. La lecture à voix basse appelée "murmure" ou "rumination" qui servait de support à la méditation et d'instrument de mémorisation, et la lecture à voix haute. (Martin 1996, 78).

25.

Martin (1996, 83) rappelle comment l'écriture consonantique des Arabes (les mots sont séparés mais avec une absence de majuscule et de ponctuation) est liée à une lecture à haute voix, volontiers rythmée et accompagnée de mouvements du corps. Les individus possèdent une grande capacité de mémorisation de leçons apprises à haute voix, mais éprouvent des difficultés à prendre des notes lors des cours normalement dictés : "Grands adeptes comme les Anciens de la réthorique, ils avaient du même coup une certaine difficulté à développer leur esprit critique d'où, peut-être, certains blocages qui incitent aujourd'hui encore le monde arabe à envisager périodiquement une réforme de son système graphique".

26.

Les preuves en sont données par les lettres écrites par les lecteurs aux auteurs considérés comme des confidents à qui il faut raconter son expérience de lecture : Jean-Jacques Rousseau après La Nouvelle Héloïse, et, surtout, Bernardin de Saint-Pierre, après la publication de Paul et Virginie.

27.

La lecture silencieuse impose une certaine concentration, sinon on risque d'oraliser et de déchiffrer seulement. C'est ce qu'exprime Rousseau dans La Nouvelle Héloïse : "Tant de trouble dans l'âme ne nous laissait guère de liberté d'esprit. Les yeux étaient mal fixés sur le livre, la bouche en prononçait les mots, l'attention manquait toujours" (Lettre XII, à Julie).

28.

C'est ce qu'affirme aussi Picard (1995, 134) : "Le lecteur a un corps. Il lit avec. La littérature possède une dimension matérielle. Le signifiant sur la page, la page elle-même, qu'on tourne, le volume entre les mains, celles-ci bougeant dans le champ du regard, lequel, au-delà des mains et des pages, voit bel et bien ce qui les entoure, les encadre, la vie physique, organique, viscérale du lecteur, qui continue doucettement son cours, avec ses vicissitudes, ses tensions, ses désirs, son horloge biologique, tout cela intervient, à l'évidence dans la lecture, y joue son rôle".