Du "liseur" au lecteur

L'histoire de la lecture nous permet de construire dans la diachronie l'opposition, mais aussi la filiation possible, sur laquelle s'appuie notre recherche, liseur et lecteur. La lecture a une histoire dont les étapes ne sont pas sans correspondance avec celles parcourues plus ou moins rapidement par un individu lors de son apprentissage, du déchiffrage à la lecture mentale : ‘"On y distingue lecture sonore, lecture accompagnée du mouvement des lèvres mais sans vocalisation, lecture mentale enfin que trahit le déplacement, à peine perceptible, des yeux du lecteur. On aura reconnu dans cette évolution, qui appartient à la longue durée de l'histoire culturelle, les étapes que parcourt un enfant lors de son apprentissage. Cette scansion, pour évidente qu'elle soit ne doit pas faire illusion : au terme du processus d'acquisition, divers modes cohabitent chez le même individu ou dans le même groupe, selon les acquis scolaires, l'ancienneté de la pratique ou même selon l'enjeu culturel"’ (Goulemot 1995, 118).

Le 13 août 1790, rappelle Chartier (1987), l'abbé Grégoire, député à l'Assemblée nationale, expédie les questionnaires de ce que l'on peut considérer comme la plus ancienne enquête des pratiques lectorales des Français 29. Une des lectures préférées alors reste les livres d'heures qui proposent à leurs lecteurs les textes des offices et des fragments de la Bible. Mais pour les patriotes qui écrivent à Grégoire, "les heures, en fait, ne sont pas un livre, et les lire n'est pas vraiment lire" (Chartier 1987, 233). Les Amis de la Constitution d'Auch soulignent l'écart entre liseur et lecteur : ‘"Le jeune homme allant à l'école chez le curé, qui le faisait lire une fois par mois ou plus, quoique les pauvres parents se privassent journellement des petits services que leur aurait rendu leur enfant ; ce jeune homme, disons nous, n'était pas plus tôt parvenu à la possession des Heures du diocèse, qu'il les avait constamment dans sa poche au travail, et dans les mains au moment du repos. Il lisait toute sa vie, et mourait sans avoir jamais su lire"’ (Cité par Chartier 1987, 233).

Le constat de Chartier, à propos de cette réponse, est aussi le nôtre. Savoir lire est autre chose, qui n'est pas seulement pouvoir déchiffrer un livre unique, mais mobiliser, pour l'utilité ou le plaisir, les richesses multiples de la culture écrite. Savoir lire n'est pas chose aisée, c'est ce que souligne Goethe, le 25 janvier 1830, lors d'une conversation avec son secrétaire et ami Johann Peter Eckermann : ‘"Ces braves gens ne savent pas ce qu'il en coûte de peine et de temps pour apprendre à lire. J'y ai mis quatre-vingts ans de ma vie, et je ne peux encore dire que j'aie atteint mon but".’

Par quel long cheminement passe-t-on de l'état de liseur à celui de lecteur ? Dès lors que l'instruction scolaire se répand, que le livre se banalise, la "distinction" ne repose plus sur la présence ou l'absence du livre, ce qui était aisé à repérer, mais dépend de l'habitus culturel de la famille, beaucoup plus difficile à pénétrer et à transformer.

Le XIXe siècle, qui va être l'âge de l'industrialisation de la librairie, est intéressant pour observer comment, en cette période de massification et de banalisation du livre et de ses usages, se construit le processus d'acculturation dans des milieux socio-culturels qui vivent dans un certain éloignement de l'écrit. L'autobiographie d'un ouvrier métallurgiste allemand, Bromme (étudié par Barbier, 1995), permettra de repérer ce qui fait que certains de ces jeunes ouvriers deviennent lecteurs.

Si une majorité des jeunes ouvriers ne met jamais les pieds dans une librairie ou une bibliothèque, et se fournit en ‘"romans de l'escalier de service"’ (Hintertreppenromane) auprès d'un colporteur, un petit nombre jouit d'un rapport plus étroit avec les livres. Certains ne sortent jamais de ces ‘"romans de l'escalier de service"’, de ce type de lecture qu'on peut qualifier de facile 30, histoires de guerre ou récits d'un pseudo érotisme, et donc, demeurent dans une forme de lecture intensive. D'autres vont s'en échapper. C'est le cas de Bromme. ‘"Plus je demeurais dans l'usine et y côtoyais des collègues sans instruction, plus j'oubliais ma bonne instruction scolaire. Au lieu de poursuivre mon instruction, j'en venais moi-même à la littérature de bas étage, et j'en faisais ma lecture du soir. Mes débuts se firent avec Le masque noir (Die schwarze Maske), puis vinrent Les Cimetières de Sibérie (Die Totenfelder von Sibirien). Une véritable histoire d'horreur, dans laquelle la maison des Romanov n'est pas présentée à son avantage, puisque le héros du roman est Michel Bakounine ainsi qu'un noble allemand du nom de Hugo von Pahlen devenu nihiliste après qu'un grand duc eut deshonoré sa soeur. Cela a continué jusqu'à ce qu'un jour je tombe sur les discours et les écrits de Lasalle. Je ne les ai pas seulement lus, je les ai dévorés. D'un seul coup, j'avais trouvé le vrai chemin pour mes lectures..."’ (Bromme cité par Barbier 1995, 72-73).

Qu'est-ce qui fait qu'on passe d'un type de lecture répétitive, plutôt d'ouvrages avec lesquels on peut passer des "pactes faciles", à d'autres lectures ? Le premier stade, c'est celui des lectures utiles qui permettent de satisfaire la curiosité comme l'électricité ou la mécanique, la cuisine ou la couture pour les femmes. Certains ménages se procurent, pour cela, des encyclopédies. Le stade suivant est celui de la lecture considérée comme un acte plus gratuit, à la fois support et manifestation d'un meilleur niveau de culture, comme les romans "sociaux" de Zola ou de Gorki. Meilleur niveau de culture jugé d'autant plus nécessaire qu'on s'engage dans les luttes sociales et politiques, et qu'alors, maîtriser l'écrit n'est plus une simple ouverture à un nouveau type de loisir, mais répond à un besoin qu'on peut qualifier d'existentiel : ‘"L'appartenance active à un mouvement socialiste favorise indiscutablement la recherche de lectures plus choisies. Puisque l'aliénation culturelle est conçue comme une des dimensions fondamentales de l'aliénation sociale ou de l'aliénation de classe, lutter à son encontre, et d'abord en soi-même, c'est déjà participer à la lutte politique"’ (Barbier 1995, 72). C'est ce que confirme Foucambert qui indique qu'en 1860, 80% des ouvriers parisiens savaient lire sans être jamais passés à l'école 31. Ils savaient lire parce qu'ils étaient dans un apprentissage mutuel. Ils se servaient de l'écrit pour régler le problème de leurs luttes, de leur survie. Ils utilisaient ce langage parce qu'il les aidait à comprendre le monde qu'ils voulaient transformer. La pédagogie était rudimentaire, mais efficace. Celui qui savait lire enseignait à l'autre 32. C'était la prise de conscience de ce que la lecture pouvait apporter pour transformer le monde dans lequel ils vivaient qui génèrait cette efficacité.

Trois constats peuvent être dégagés de cette expérience d'appropriation de l'écrit vécue par ce jeune ouvrier allemand du XIXe siècle. D'abord, lire suppose, peut-être, une alphabétisation, mais surtout un apprentissage qui s'appuie sur des lectures avec lesquelles on peut nouer des "pactes faciles" sans donner à l'épithète une valeur dépréciative. Ensuite, Le désir de lire se manifeste s'il entre dans un projet. Cela peut être un projet économique pour améliorer son niveau de vie, ainsi, les femmes qui lisent des livres de couture. Un projet politique comme l'appartenance à un parti dont la doctrine suppose des connaissances apportées par la lecture. L'important est la prise de conscience que lire et écrire permettent d'analyser les situations complexes dans lesquelles on est plongé et que les utiliser peut aider à modifier l'environnement dans lequel on vit 33.

Ne parler que de la lecture en terme de "goût" ou de "plaisir", c'est occulter qu'elle répond avant tout à un besoin. C'est ce qu'exprime cet exemple de la bourgeoisie marchande du Nord de l'Italie à la fin du Moyen Age. Ces bourgeois, qui constituaient la partie la plus dynamique de la société des villes d'Italie, avaient compris que leurs enfants ne pouvaient seulement apprendre à lire des prières ou à chanter des psaumes. Aussi, ils avaient pris l'habitude de leur faire enseigner par des précepteurs ce qui était essentiel à leurs yeux, c'est-à-dire lire couramment, écrire rapidement et compter vite et bien (Martin 1996).

Depuis la deuxième moité du XVIIIe siècle, ‘"la multiplication des livres accessibles, l'individualisation de l'acte de lecture, séparé des autres gestes culturels, la désacralisation de l'attitude face au livre et une pratique plus libre, allant d'un texte à l'autre, plus négligente vis-à-vis de l'imprimé, moins centré sur quelques livres privilégiés"’ (Chartier 1987, 202) ont diffusé un nouveau style de lecture. Aussi, alors que la société s'est éloignée de son imposition religieuse et de son oralité passées, il peut sembler surprenant aujourd'hui d'observer dans l'approche de l'écrit à l'école la sacralisation de certains textes, d'où l'édification de listes de "bons livres", comme celles proposées par les Instructions officielles, et la place non négligeable octroyée à la lecture à voix haute. Avant cette seconde "Révolution de la lecture", les textes et les manières de lire, pour l'essentiel, correspondaient. Aujourd'hui, la permanence de ces approches traditionnelles peut être un frein à la diffusion des pratiques de lecture. Richaudeau (1969) évalue à dix siècles le retard entre la lecture et l'enseignement qu'on en donne 34. Nous avons souligné comment, sous l'influence des premiers scolastiques, la page fut modifiée. D'un enregistrement de la parole ou de la dictée de l'auteur, le livre se transforme en un répertoire de la pensée de l'auteur. Le cri de dépit de Richaudeau s'explique par l'exaspération devant le refus, dans l'apprentissage de la lecture, de prendre en compte le texte comme une entité visuelle.

Notes
29.

Parmi les questions "relatives au patois et aux moeurs des gens de la campagne", trois apportent des réponses intéressantes quant à la lecture.

Question 35. Ont-ils (MM. les curés et les vicaires) un assortiment de livres pour prêter à leurs paroissiens ?

Question 36. Les gens de la campagne ont-ils le goût de la lecture ?

Question 37. Quelles espèces de livres trouve-t-on plus communément chez eux ?

30.

Nous définirons plus loin "lecture facile" et "pacte facile".

31.

Conférence du 23 mars 1996 au C.R.D.P. de Nantes dans le cadre du stage national Education Nationale "De la socialisation des élèves à la socialisation des savoirs. Apport des nouvelles technologies."

32.

Il s'agit d'une forme d' "enseignement mutuel" comparable à celui qu'avaient mis en oeuvre les frères Champollion sous la Restauration à Figeac. Cet enseignement des frères Champollion reposait sur "l'instruction communiquée par les élèves les plus forts à ceux qui sont les plus faibles".

Voir Fischer Antoinette et Foissac Simone. "Les Frères Champollion et l'enseignement mutuel : une expérience pédagogique originale sous la Restauration à Figeac et dans le Lot". In : Cahiers du Musée Champollion. Figeac, juin 1988 n°1.

33.

Ladefroux, Petit et Gardien (1993) ont ainsi opposé les marins de Lesconil, petit port de pêche, et les paysans de Plobannalec, chef-lieu de commune tourné vers la terre (Finistère sud). Il y a 3,5 km entre ces deux endroits. Les premiers sont des lecteurs, les autres ne le sont pas : "C'est surtout dans le milieu marin, souvent fortement opposé aux valeurs de l'Eglise catholique, que des aspirations à une promotion personnelle et sociale se manifestèrent dès le début du siècle. Les habitants de Lesconil - pêcheurs pour la plupart - stimulés par les prêches d'un pasteur gallois, livrèrent bataille au sens propre du terme, à coups de pierres, pour obtenir du maire de Plobannalec, grand propriétaire terrien soutenant l'unique école privée située à Plobannalec, une école publique à Lesconil" (p. 49). "En revanche à Plobannalec, les agriculteurs d'autrefois sont restés longtemps assujettis aux "hobereaux", payant une sécurité matérielle relative par des temps de travail très lourds, dans ce lieu où prédomine l'élevage bovin. Ces notables s'appuyaient sur le clergé local, dont l'emprise considérable jusqu'au début du XXe siècle, s'exerçait sur la vie privée des paroissiens, y compris sur leur lectures" (pp. 49-50).

Aujourd'hui, dans cette commune bipolaire, les agriculteurs sont peu lecteurs, alors que les marins-pêcheurs, bien que titulaires, au mieux, d'un brevet d'enseignement élémentaire, sont dans leur majorité lecteurs de plus de 10 livres par an, et souvent de plus de 25 livres.

34.

Dans La Lisibilité, Paris : Retz, 1969.