CHAPITRE II
LA PERMANENCE DES DIFFICULTES

Le 6 décembre 1995, l'Organisation de Coopération et de Développement Economiques (O.C.D.E.) publiait les résultats d'une enquête de trois ans sur la lecture, sous le titre : "Littératie, économie et société", menée dans six pays, auprès de 2000 à 4500 personnes selon les pays. La France, après avoir d'abord participé, s'est retirée, ce qui permettait au journal Libération, dans son édition du 7 décembre 1995, de titrer : " LA FRANCE GARDE SECRET SON ILLETTRISME".

Dans ce rapport de l'O.C.D.E., le niveau d'illettrisme, ou plutôt d'une certaine forme d'illettrisme, est repéré au moyen du nouveau concept de littératie. La littératie, au-delà des capacités d'écriture et de lecture, inclut l'utilisation qu'en font les individus dans leur vie personnelle. La littératie fixe ainsi un seuil minimum de compétence sous lequel commencerait l'illettrisme. Seraient sous ce seuil, en France, 40,1% de la population âgée de 16-45 ans parce qu'elle serait incapable, par exemple, de repérer dans un texte écrit les éléments d'information qui définissent les caractéristiques d'une plante. Ce chiffre est officieux car la France a préféré renoncer à cette enquête internationale sur l'alphabétisation des adultes. Pour Claude Thélot, alors directeur de l'Evaluation et de la Prospective (DEP) au Ministère de l'Education Nationale, ‘"les observations menées dans chacun des pays n'étaient pas comparables’". Il s'agissait, dans l'ordre des meilleures réussites aux tests, des pays suivants : Suède (7,5% d'illettrés), Pays-Bas (10,5%), Allemagne (14,4%), Canada (16,6%), Etats-Unis (20,7%), Pologne (42,6%). Ces tests devaient donc vérifier le degré de maîtrise par les adultes d'un certain nombre de compétences de la vie quotidienne, professionnelle ou sociale. Ces personnes - 24 000 entretiens ont été réalisés - étaient ainsi invitées à lire une ordonnance, remplir un bon de commande... La deuxième explication pourrait être dans le titre de Libération cité plus haut. Certaines vérités seraient difficilement recevables. Il est vrai que la France classée avant-dernière devant la Pologne, très loin derrière les autres pays, n'a officiellement reconnu l'illettrisme qu'en 1984, avec la création du Groupe permanent de lutte contre l'illettrisme (G.P.L.I.), beaucoup plus tard que les autres pays européens 35.

Depuis quelques années, la baisse de la lecture de livres a été observée dans diverses enquêtes (Donnat et Cogneau 1990, de Singly 1993) 36. Les jeunes d'aujourd'hui de tous les milieux sociaux - sans toutefois que l'écart se soit comblé entre ces milieux - garçons comme filles, mais avec une amplitude croissante en faveur des filles, lisent une quantité moindre de livres et, en dépit des progrès de scolarisation, comportent dans leurs rangs plus de non-lecteurs que leurs homologues du début des années soixante-dix.

L'enquête de l'O.C.D.E. et les recherches évoquées dans le paragraphe ci-dessus traitent toutes de la lecture, mais pas à un même niveau et n'évaluent donc pas les mêmes compétences. C'est pourquoi les données relatives à la baisse de lecture sont difficilement comparables. Dire comme Foucambert (1994) que 75% des français n'auraient avec l'écrit que‘"des contacts épisodiques, non intégrés, ou limités à un seul domaine, ou complètement inexistants"’, n'infirme pas les 40% d'illettrés de l'enquête de l'O.C.D.E. En fait, si on suit Foucambert, on observe en France très peu d'analphabètes (1 ou 2%), une minorité de lecteurs (25 à 30%), et entre les deux, une multitude de comportements qui traduisent un plus ou moins grand éloignement du monde de l'écrit. C'est dans cette variété que naissent les différentes évaluations de l'illettrisme, d'où le foisonnement de chiffres différents, car l'illettrisme n'est pas un concept scientifique (Pompougnac 1996).

Pour mieux appréhender ces "imprécisions" 37, nous verrons d'abord que lire fait appel à des niveaux de compétence différents, ensuite, que les difficultés à diffuser les pratiques de lecture présentent une certaine ancienneté, d'où une nécessité de relativiser ce qu'on considère parfois comme une "crise de la lecture". Enfin, qu'au lieu de s'arrêter sur les chiffres d'un illettrisme qui est si difficile à définir puisque multiple, objet de trop de polémiques stériles, mieux vaudrait porter attention et affiner la réflexion sur ce qui permet de devenir un lecteur. Cela éviterait peut-être la profusion des discours généreux, mais trop marqués par l'origine "lettrée" de ceux qui les énoncent .

Notes
35.

Le Conseil des Ministres du 11 janvier 1984 consacre douze propositions élaborées par un groupe de travail ministériel mis en place en janvier 1983 et qui va devenir un an plus tard le G.P.L.I., avec pour mission de dépister, resorber, prévenir l'illettrisme.

36.

Les chiffres concernant le marché du livre traduisent ce recul de la lecture. De 308 millions d'exemplaires vendus en 1986 à 303 millions en 1993 alors que le nombre annuel des nouveautés est passé de 18 250 en 1986 à 24 129 en 1992. (Alternatives Economiques n°125 de mars 1995).

37.

Ainsi en janvier 1984 , Espérandieu et Lion dans leur rapport au premier ministre, Les illettrés en France, distinguaient 300 000 illettrés, 2 millions de mal-lisants et 10 millions d'hésitants.

Marc Soriano écrivait que "la population française comporterait un tiers de non-lecteurs, un tiers de "piètres lecteurs" et seulement un tiers de vrais lecteurs" (In : Béatrice Didier (sous la dir. de), Dictionnaire universel des littératures . Paris : P.U.F., 1994. Lecture, lecteur p. 2021).

Alain Bentolila dans Libération du 7 décembre 1995 déclare : "Nous avons observé 350 000 appelés du contingent, âgés de 18 à 23 ans, sur toute l'année 1995 : 1% est totalement analphabète, 7% affichent un illettrisme profond, à savoir une incapacité à lire une phrase de plus de trois, quatre mots. En tout, 20% sont touchés, à des degrés divers, par ce phénomène. Sur les mêmes bases nous savons aujourd'hui que 21% de la population carcérale est illettrée, tandis que le chiffre grimpe à 38% chez les allocataires du RMI". Si on se réfère à ces derniers chiffres, il faut tenir compte du fait que ce qu'on nomme l'illettrisme croît avec l'âge pour avoir une idée du nombre global de personnes concernées par ce problème dans la société française.