Du déchiffrage à la lecture

‘"Dans le champ de la lecture publique des degrés de compétence divisent. Ils sont fonction de scolarisation, de spécialisation professionnelle, d'appartenance de classe, mais également de traditions spécifiques, culturelles (et à l'intérieur de celle-ci, littéraire), de micro-sociétés et de milieux localisés"’ (Santerres-Sarkany 1993, 68). Dans cette variété, on peut repérer deux paliers qui délimitent deux niveaux de compétence.

Le premier niveau de compétence correspond à l'objectif visé par l'enseignement de l'école élémentaire. Dans un imprimé, provenant du Ministère de l'Education Nationale, que les maîtres de primaire devaient distribuer aux parents au début de l'année scolaire 1995, il est indiqué qu'en fin de cycle 3, "l'élève doit pouvoir lire un texte d'une dizaine de pages sans fatigue" 38. L'objectif, sur un plan lectoral, n'est pas ambitieux, et pourtant tous les élèves ne l'atteignent pas, parce que la majorité ne possède qu'une aptitude au déchiffrage, et, si on veut jouer sur la paronymie, ce n'est qu'un défrichage sur la longue voie qui peut conduire à la lecture. Nous obtenons alors un "liseur", capable de "se débrouiller" avec l'écrit, pour des opérations simples. Normalement, cette formation devrait permettre, à condition d'avoir gardé, depuis cet apprentisage, un certain contact avec l'écrit, de réussir les tests que proposait l'O.C.D.E. (1995).

Le second niveau est celui de lecteur. Il se caractérise par une maîtrise des modes de lecture qui lui permet de s'adapter à tous les types de texte. Ce second palier, si on file toujours la métaphore champêtre, ne supporte pas la jachère. Il suppose, à l'issue d'un long apprentissage, des contacts quasi permanents avec l'écrit. Rien n'est jamais totalement acquis. On apprend réellement à lire avec le temps et comme le soulignait Goethe, a-t-on jamais fini d'apprendre ? De plus, le rôle de l'environnement, familial surtout, apparaît fondamental. L'habitus lectoral se construit d'autant mieux que l'écrit, par la place qu'il occupe dans le milieu où l'on vit, dans le décor par la présence physique du livre, par le rôle qu'il joue ou qu'on lui prête, par les sociabilités qu'il fait naître, prend un sens. Aussi pendant longtemps, jusqu'au "collège unique" créé par M. Haby en 1975 39, et effectivement réalisé en 1977, le problème de formation du lecteur n'était pas un problème pédagogique de premier plan parce que seule une minorité d'élèves entrait au collège et lycée. Les enfants des classes sociales privilégiées étaient devenus lecteurs en acquérant cette compétence par imprégnation dans un milieu familial où l'écrit avait un sens. Lamartine parlait ainsi de l'enseignement élémentaire, entendons celui des classes privilégiées, "que nous avons reçu sur les genoux de notre mère". Les récits autobiographiques, même à deux siècles d'intervalle, sont très clairs. Dans Les Confessions (Livre I), Jean-Jacques Rousseau écrit : ‘"Je ne sais comment j'appris à lire ; je ne me souviens que de mes premières lectures et de leurs effets sur moi : c'est le temps d'où je date sans interruption la conscience de moi-même"’. Dans Les Mots, Jean Paul Sartre décrit l'environnement familial très marqué par les livres : ‘"J'ai commencé ma vie comme je la finirai sans doute : au milieu des livres. Dans le bureau de mon grand-père, il y en avait partout (...). Je ne savais pas encore lire que, déjà, je les révérais, ces pierres levées (...), je sentais que la prospérité de notre famille en dépendait".’

Les jeunes qui, autrefois, entraient dans les petites classes de lycée étaient nés et avaient grandi dans la familiarité des livres. Ils avaient vite dépassé l'étape du déchiffrement des textes, avaient appris à s'en nourrir et à se les approprier. Ils n'avait eu aucune difficulté à réutiliser cette compétence de lecteur à l'école qui fonctionnait et qui continue à fonctionner en totale osmose avec ce milieu social où lire possède un sens. Tout ce cheminement vers la lecture restait du domaine de l'implicite, comme si cela était "naturel" à tous les enfants. C'est ce que constate aussi Hébrard (1991, 24) : ‘"En fait, les professionnels pas plus que les décideurs n'ont perçu qu'en démocratisant le système scolaire, c'est-à-dire en confiant tous les enfants aux mêmes méthodes et en exigeant d'eux les mêmes résultats, on avait imposé à la plus grande majorité d'une classe d'âge jusque-là vouée à une instruction seulement primaire, des modes de travail qui, inventés pour la minorité des élèves fréquentant le secondaire, impliquaient une forte transmission culturelle familiale".’

Il apparaît nécessaire de déchirer le voile d'opacité qui entoure trop souvent l'écrit et son environnement si l'on désire diffuser les pratiques de lecture, afin de discerner tout ce qui constitue la compétence de lecteur. Devenir lecteur exige deux aptitudes qui interagissent l'une sur l'autre. Une compétence technique, la capacité à lire vite, mais aussi l'acquisition d'une culture de l'écrit qui va se nourrir surtout des lectures passées et inciter à en entamer d'autres. La moindre lecture s'inscrit en effet dans le monde de l'écrit et donc, ne fonctionne qu'indirectement par rapport à l'expérience concrète (Foucambert 1994). Illich (1991) précise que la révolution du lire du XIIe siècle qui se poursuivra avec l'invention de l'imprimerie dissocie le texte de l'objet matériel qu'est l'écrit, dissocie le texte du livre 40 . C'est le texte qui devient l'objet où se rassemble et se reflète la pensée, et non plus le livre. La nature, d'objet à lire, se transforme en objet à décrire. Pour Illich, exégèse et herméneutique devinrent alors des opérations sur le texte, et non plus sur le monde.

La lecture oblige ainsi à une connaissance et à une reconnaissance du champ culturel. On sait comment tous les textes sont "reliés" entre eux, d'une manière plus ou moins évidente. Cette culture qu'on peut qualifier de "littéraire" permettra de nouer les liens de l'intertextualité, de repérer le dialogue qui existe entre les textes, de connecter les lectures. Le plaisir de la littérature exige davantage que la capacité de lire facilement. Elle implique également une reconnaissance des structures, des schèmes, des conventions qui sont tous des preuves de relations intertextuelles (Petzold 1993).

Si on désire une diffusion des pratiques de lecture, outre une formation technique qui dépasse le simple déchiffrage, un long travail d'acculturation revient aujourd'hui à l'école. Ce travail complexe est bien plus exigeant que le processus d'alphabétisation mis en place au siècle dernier. Or ‘"Le modèle scolaire de la lecture comme "décodage", comme "décryptage" textuel s'impose largement au détriment de l'acquisition d'une compétence lecturale polymorphe et d'une véritable socialisation par le livre" ’(Privat 1995, 247). Privat souligne, en s'appuyant sur les différentes évaluations nationales en CE2, en sixième et en seconde, les carences de l'enseignement. Les apprentissages culturels que sont l'appropriation du code d'accès aux lieux, la connaissance du champ de l'édition, la maîtrise du langage du livre, les pratiques habiles des usuels et des médias modernes de documentation, ou les insertions gratifiantes dans les sociabilités liseuses sont ignorés et n'ont pas fait l'objet d'un enseignement. Il revient sur un constat redondant qui ressort des enquêtes sur la lecture ‘: "L' 'ignorance' d'une majorité d'enseignants aux difficultés éprouvées par les élèves à entrer dans ce monde de l'écrit dont ils ne possèdent ni les conventions, ni les usages qui l'organisent"’. Ces insuffisances de l'école n'aident pas à la régression de l'illettrisme qui peut se définir comme ‘"l'inculture de l'écrit"’ (Foucambert 1994). Mais, si ce problème, l'illettrisme, a été officiellement reconnu en 1984, et a permis de souligner certaines carences dans l'enseignement de la lecture, cela ne signifie pas pour autant qu'il soit récent.

Notes
38.

Ministère de l'Education nationale. Direction des Ecoles. Rentrée 1995, les nouveaux programmes de l'école primaire. L'école élémentaire (CE 2, CM 1, CM 2). Une seule page.

39.

Loi du 11 juillet 1975 entrée en vigueur en septembre 1977.

40.

"La page a perdu sa qualité de terreau dans lequel les mots sont enracinés. Le texte nouveau est une fiction planant à la surface du livre et qui prend son essor vers une existence autonome. Ce nouveau texte livresque a bien une existence matérielle, mais ce n'est pas l'existence des choses ordinaires : il n'est littéralement, ni ici ni là. Seule son ombre apparaît sur la page de tel ou tel livre concret. En conséquence, le livre n'est plus une fenêtre ouverte sur la nature ou sur Dieu ; il n'est plus le dispositif optique transparent à travers lequel le lecteur accède aux créatures. Dans la mesure où il demeure un instrument optique, le livre a fait une conversion de cent quatre-vingts degrés, comme si la lentille convexe avait été remplacée par une concave. Du symbole de la réalité cosmique, on est passé à un symbole de la pensée. Le texte, et non plus le livre, devient l'objet où se rassemble et se reflète la pensée" (p. 142).