De l'ancienneté des difficultés ou une crise annoncée

Des Cassandre, depuis la fin du XIXe siècle, avaient annoncé les problèmes de diffusion de la lecture en opposant celle-ci à de nouvelles activités de loisirs, concurrentes en temps et en argent, générées par le monde moderne, du vélo au cinéma en passant par la T.S.F., avant d'incriminer, aujourd'hui, la télévision 41.

‘"On disait ces jours-ci que la bicyclette tuait la vente des livres, d'abord avec le prix d'achat de la manivelle, puis avec la prise de temps que cette équitation obtient des gens et qui ne leur laisse plus d'heures pour lire"’ (Edmond et Jules Goncourt, Journal, 1893). En 1934, Claire Halphen-Istel, dans un petit ouvrage destiné aux parents, Quels livres donnerez-vous à vos enfants ? , écrivait que ‘"L'homme moderne ne sait plus se servir de ses loisirs pour enrichir sa vie intérieure et préparer les résolutions muries et fertiles, génératrices d'actes forts. Il ne sait plus être seul. Il ne sait plus lire. Il lui faut des distractions rapides"’ (cité par R. Chartier et Hébrard 1991, 580). Halphen-Istel dénonçait déjà les concurrents de la lecture. Elle mentionnait la TSF qui donne "une culture superficielle" et le cinéma qui "ne demande aucun effort.". Dans un article de la revue L'Education Nationale, publié le 14 mai 1959 (cité par A. M. Chartier et Hébrard 1989, 344), Jean Beaugrand, alors professeur de lettres au lycée Marcel Roby de Saint Germain en Laye, trace les trois grandes lignes de force selon lesquelles s'adonne la multiplicité des problèmes déjà sensibles de l'enseignement du français. Trois facteurs conjugués minent l'enseignement du français et conduisent à une crise de la lecture. ‘"I. L'élévation du niveau économique de la nation ouvre le second degré à une population de plus en plus nombreuse, de moins en moins préparée à l'enseignement traditionnel, ce qui pose des problèmes d'adaptation nombreux. II. Le développement scientifique et technique de la civilisation a changé profondément les conditions de vie, les moeurs, les préoccupations et les goûts de nos élèves. Cela pose de nouveaux problèmes. III. Les moyens de diffusion de la pensée se sont beaucoup enrichis depuis quelques années. La pensée lue n'a plus la place privilégiée qu'elle occupait encore naguère. La parole entendue (causeries, colloques, radio, disques), le langage symbolique (abréviations, signalisation routière, publicité) crééent de nouvelles associations, importent de nouveaux réflexes mentaux, imposent de nouveaux moyens d'expression".’

Les difficultés à diffuser les pratiques de lecture avaient été appréhendées bien avant la reconnaissance officielle de l'illettrisme. Elles sont liées à trois facteurs qui sont les concurrences que la civilisation moderne oppose à la lecture, la difficulté de promouvoir l'écrit envers ceux qui ne sont pas des lecteurs, et la scolarisation de la lecture.

Notes
41.

Le XIXe siècle présente une double originalité en ce qui concerne le livre. C'est une période de triomphe, avec une production imprimée qui devient massive et une période de déséquilibre, de nouveaux concurrents apparaissent, télégraphe, téléphone avant l'audio-visuel.