Le livre concurrencé

Quand on évoque la concurrence à la lecture, la première idée est de charger la télévision. Pourtant les enquêtes démontrent que les jeunes regardent moins la télévision que les adultes. Les devoirs scolaires, les sorties ou l'audition de la musique occupent les temps libres des adolescents. Chez ceux-ci, la télévision apparaît comme une activité en recul (Mayol 1995). Opposer systématiquement télévision et lecture chez les adolescents, c'est oublier la spécificité de leur culture. Establet et Felouzis (1991) remarquent chez les jeunes un nouvel usage de la télévision, plus maîtrisé, qui n'entre pas obligatoirement en contradiction avec les pratiques de lecture. Ils disposent d'un instrument privilégié, le magnétoscope, qu'ils utilisent plutôt d'une manière collective. Ces jeunes ont toujours vécu dans un monde dominé par l'audiovisuel. S'il est inexact d'affirmer qu'ils ont individuellement réduit leur niveau de lecture à cause de la télévision, on est obligé de reconnaître que la baisse par rapport à leurs homologues des années soixante-dix n'est tout de même pas sans lien avec celle-ci (Donnat 1992).

Il est difficile de trancher avec certitude dans ce rapport télévision-lecture. Selon les moments, selon les individus, peuvent coexister complémentarité et concurrence. Complémentarité lorsqu'une émission incite à la lecture, une émission littéraire ou un documentaire par exemple, concurrence quand elle en détourne 42. Ainsi la baisse de la lecture des romans policiers pourrait être imputée à la prolifération de films, téléfilms ou séries du même genre à la télévision. Toutes les enquêtes ont montré la diversité des combinaisons possibles entre ces deux médias. Il est indéniable que la télévision, à laquelle il faut ajouter d'autres activités de loisirs, est chronophage.

La musique (radio, disques compacts...) est de toutes les pratiques culturelles celle qui a le plus augmenté dans toutes les couches sociales en vingt ans. Si la radio avec ses chaînes spécifiques (NRJ, Fun-Radio, Sky-Rock, Europe-2...) est au coeur de l'univers culturel des jeunes, les achats de disques compacts mangent leurs finances. A la télévision, à la musique, on pourrait ajouter les sorties amicales, les soirées cinéma, les jeux vidéo et aussi la lecture de magazines, ou plus souvent leur feuilletage, cette forme de lecture séquentielle qui vient aussi concurrencer la lecture suivie d'oeuvres longues. La baisse de lecture affecte surtout ce dernier type de lecture, exigeante en temps et en investissement personnel. Feuilleter comme l'indique le Larousse, c'est lire négligemment et à la hâte. Ce type de lecture se révèle très utile au lecteur pour choisir un ouvrage ou pour repérer ce qui répond à ce qu'on recherche. Ce n'est alors qu'un premier temps d'une lecture plus complète. Mais beaucoup de liseurs ne dépassent pas ce stade.

La lecture a donc subi la concurrence d'autres pratiques en termes monétaires ou d'emploi du temps. Mais cette explication d'une baisse de la lecture par un manque de temps doit être relativisée. Le temps libre n'est pas une ressource inextensible (Donnat 1992). Si on désire lire, il apparaît possible de s'aménager des temps de lecture, mais ceci est le privilège des lecteurs.

Notes
42.

le n°239 du mensuel Lire d'octobre 1995 ("Ils ont vingt ans, que lisent-ils ? "par Carole Vantroys, 78-80), soulignait les influences que pouvaient jouer télévision et cinéma sur les lectures des jeunes. Les ouvrages que présentait Antoine de Caunes dans l'émission Nulle part ailleurs ont parfois, à l'étonnement du monde éditorial, conduit à des succès de librairie comme 29 jours avant la fin du monde de Gérard Messadié, Mendiants et orgueilleux d'Albert Cossery, Le canard siffleur mexicain de James Crumley. De plus, que Kundera soit choisi par des jeunes de 20 ans n'est pas sans rapport avec la performance de Juliette Binoche et Daniel Day-Lewis dans le film L'insoutenable légèreté de l'être.