La difficulté de lire lorsqu'on n'est pas lecteur

Ce n'est pas un truisme d'écrire qu'il est difficile de lire lorsqu'on n'est pas lecteur. ‘"La lecture est une fatigue pour l'homme peu habitué"’ 43. Lire exige un effort, au moins d'attention, et suppose un acquis culturel qui s'obtient par la capitalisation d'un savoir issu pour l'essentiel des lectures précédentes. Cet effort, on n'accepte de l'entreprendre que si la lecture possède un sens et procure un profit, quelqu'il soit. Or ce sens, on ne le possède pas, ce profit, on ne l'attend pas quand on n'est pas lecteur. Toutes les ‘"pastorales de la lecture"’ (Passeron 1987) sont alors inutiles et mêmes offensantes pour ceux qui ne lisent pas. Toutes les incitations, les célébrations du livre (telles les opérations du Ministère de la Culture "La fureur de lire", puis "Le temps des livres") peuvent apparaître comme des provocations, transformant parfois, par leur insistance, des indifférents en adversaires. Pour Pudal (1995), les éventuels effets répulsifs de telles incitations ne font guère l'objet d'études. Dans une enquête menée auprès de 1560 élèves de troisième des Bouches du Rhône (805 garçons et 755 filles), Dendani et Detrez (1996, 33) confirment cette difficulté de lire lorsqu'on n'est pas lecteur : ‘"L'incitation à la lecture par la contrainte scolaire, le passage de la lecture imposée à la lecture spontanée et librement choisie, s'effectuent bien plus aisément chez les adolescents déjà lecteurs".’

Pour pouvoir aider les non-lecteurs, il faut d'abord que les promoteurs de la diffusion de la lecture reconnaissent et évaluent la difficulté qu'elle représente, ce qui n'est pas aisé si depuis lontemps on vit immergé dans l'écrit. Trop souvent, les laudateurs de la lecture tendent à placer dans la tête des autres leur propre rapport au texte.

Ensuite, il est nécessaire de revenir sur ce qu'on entend par "être lecteur". Les tests de l'O.C.D.E. (1995) qui révèlaient que 40% des français, entre 16 et 65 ans interrogés dans le cadre de cette enquête, ne pouvaient réussir les tests mesurant la littératie, n'impliquent pas, par corollaire, l'existence de 60% de lecteurs. La plus ou moins grande littératie observée confirme la plus ou moins grande capacité à s'adapter à notre société urbanisée, structurée par l'information écrite. Etre lecteur inclut évidemment cette compétence mais suppose des rapports plus étroits avec l'écrit. Ce n'est pas seulement maîtriser cet écrit de la vie quotidienne qui s'impose à tous, même si cette compétence présente une grande importance, mais aller vers l'écrit, l'utiliser pour aider à la conquête de cette liberté intérieure qui permet d'atteindre, par un travail sur sa pensée, une certaine forme d'autonomie.

Vouloir diffuser les pratiques de lecture, c'est postuler que la lecture, mais pas seulement la lecture de survol, constitue un outil pour accéder à la qualité de sujet. Ce n'est qu'un moyen, nécessaire mais pas suffisant. Les lectures devront éveiller un sens critique, l'étayer, développer l'aptitude à penser autonome. Il ne s'agit pas de transformer les élèves en "rats" de bibliothèque, ne vivant que par et pour les livres. Dans le film de James Ivory Retour à Howards End (1991), un des personnages finit terrassé par la chute accidentelle d'une bibliothèque pleine de livres, symbolisant une vaine recherche du bonheur à travers les lectures. Montaigne comme Rousseau ont déjà indiqué que le commerce avec les livres, si important soit-il, ne remplace pas l'expérience de la vie, la fréquentation de ses semblables ou les voyages dans des contrées étrangères : "La lecture me sert spécialement à éveiller par divers objets mon discours ; à embesogner mon jugement, non ma mémoire" (Essais III, 3). "Je hais les livres ; ils n'apprennent qu'à parler de ce qu'on ne sait pas" (Emile Livre III).

L'extraordinaire développement des médias (l'audiovisuel, bien sûr, mais aussi les magazines dont les Français sont les plus grands lecteurs au monde) que connaît notre société ne remet pas en cause l'utilité de cet outil qu'est le livre comme instrument de conquête de l'autonomie car ‘"les mass-media augmentent énormément le savoir qu'on les gens de ce qui se passe dans la société, mais bloquent radicalement leur capacité à transformer ce savoir en action politique"’ (Sennet 1979, 220).

Il n'est pas certain qu'une lecture constituée de morceaux discontinus, hors de la réalité de la vie de celui qui en prend connaissance, sans lien avec un projet de lecture, puisse modifier la capacité à penser et à agir sur le monde. Il ne s'agit pas de dénigrer les désirs ou les plaisirs d'un savoir hors la vie, mais de remarquer que ces lectures ne viennent en rien modifier ou confirmer ce que l'expérience sensible permet d'appréhender. C'est parce que le liseur ancre sa lecture seulement dans le réel, dans son expérience passée ou présente et non aussi dans la réalité textuelle qu'il ne réussit pas à se servir de ce qu'il lit pour mieux saisir et/ou transformer son environnement existentiel. Les connaissances ponctuelles n'ont aucune tendance à s'organiser en réseaux cohérents et, pour Julien Gracq, ‘"l'esprit de leur possesseur fait penser à un cartographe du relief qui, disposant d'un assez grand nombre de points cotés, n'aurait aucune notion de la manière de les joindre par des courbes de niveaux" ’ 44. Pour pouvoir utiliser dans la vie ce qu'on lit, on ne peut faire référence à la seule expérience de la vie. Cela tient à la spécificité de l'écrit comme outil de pensée. Foucambert (1997, 46-47) oppose cette spécificité à celle de l'oral, soulignant que les effets de ces deux outils de pensée sont liés à la dimension dans laquelle ils fonctionnent : ‘"Le temps pour l'oral, c'est-à-dire l'éphémère, le successif, le remis en cause, dimension qui permet que la pensée s'éprouve dans le dialogue et l'échange, s'essaie et se transforme ; l'espace pour l'écrit, c'est-à-dire le permanent, le simultané, l'établi, dimension qui oblige à chercher une cohérence, une perspective, une unité. A l'oral, la pensée se construit en se confrontant à l'autre, à l'écrit, elle se construit en se confrontant à elle-même. Dans un cas, c'est la contradiction qui est le principe dynamique de l'exercice intellectuel, dans l'autre, c'est la mise en système, la construction d'un point de vue, au sens originel, une théorie".’ Pour construire ce point de vue, il apparaît nécessaire de mettre en réseau tout ce qui a été lu. Si les lectures répondent aux besoins d'un projet, ces connexions s'organiseront naturellement. Lors de l'apprentissage de la lecture, il serait intéressant d'aider l'élève à tisser des liens avec ses précédentes lectures. Encore faut-il qu'il y ait des lectures !

Pour sortir du non-désir de lire des textes longs chez les non-lecteurs, partir de la culture des individus semble un point de départ possible. Ce n'est pas seulement par souci d'éviter toute forme d'ethnocentrisme, mais aussi pour une plus grande efficacité. Toute culture littéraire part du JE. Elle ne se constitue pas à partir d'un corpus de textes qui a été pensé par un groupe de lettrés avant d'être proposé ou imposé aux élèves, mais elle se bâtit lecture après lecture. La culture littéraire introduit le concept de littérature non pas pensé comme un canon d'oeuvres et d'auteurs, mais comme une manière de lire. Si le professeur de français se place dans une telle approche, interroger les élèves ne semble pas inutile.

‘"S'intéresser aux goûts et aux interprétations "spontanés" des lecteurs ne relève pas de la plus élémentaire courtoisie mais d'une méthodologie de la formation des lecteurs. Ainsi devient-il possible, grâce à ces informations recueillies à la source, de chercher à comprendre quel est le système de valeurs qui les oriente, à quel(s) groupe(s) sociaux elles correspondent et de se mettre en quête de stratégies de découverte qui tiennent compte de ce que sont ces lecteurs à ce moment de leur existence"’ (Goffard 1995, 148). Partir de la culture des élèves entraîne une diversification des textes lus. Les élèves auront ainsi des parcours initiatiques, culturels, différents, mais on pourra les mettre ensemble en discussion et en échange. Ces textes, au moins ceux de fiction, ils pourront librement les interpréter.

Pour Ouaknin (1994), le livre est Livre s'il est à l'origine de l'ouverture de la bouche. Donc s'il est créateur de parole. Cette interprétation comprend deux moments : "une explication objective", qui permet de dégager la structure du texte, et ‘"une compréhension subjective’", qui explique comment le lecteur s'approprie le sens. ‘"L'interprétation recèle la possibilité même de l'existence, transcendance et liberté. La vie est fondamentalement - ontologiquement herméneutique -. Le rôle de l'interprétation, et plus précisément du processus d'interprétation, est de produire un ensemble de paroles et de significations irréductibles à l'existant prédonné, de significations nouvelles qui ne se laissent pas absorber comme une chose prise dans le monde mais qui prétendent elles-mêmes offrir de nouvelles perspectives sur ce monde"’ (Ouaknin 1994, 30).

Le fondement des activités de lecture est la conquête de l'autonomie, cette liberté de l'homme qui par l'effort de sa réflexion propre se donne à lui-même ses principes d'action. La liberté est à la fois la fin et le moyen de l'éducateur car c'est par l'exercice de la liberté que s'apprend la liberté. Comme l'affirme de Peretti (1993), la liberté doit être une réalité existentielle, pratiquée au sein même des activités de formation. Mais Respecter la liberté de l'élève, ce n'est pas le laisser faire, c'est l'aider à construire les règles qu'il aura choisies en connaissance de cause, et auxquelles il obéira. Dans l'approche de l'écrit au collège, il ne s'agit ni de laisser exprimer des lieux communs, ni d'abandonner les élèves sans les aider à comprendre leur système interprétatif, à le reformuler, à le confronter avec d'autres. La connaissance des règles, la faculté d'appréciation technique, le démontage et la reconstruction sont indispensables au plaisir de lire (Picard 1995). La médiation de l'écriture peut jouer un rôle dans la construction de ce savoir.

Rancière (1987) a montré que pour Joseph Jacotot l'enseignement n'est pas la transmission d'un savoir, mais seulement le développement de la volonté disposée à apprendre 45. Il s'agit, pour Jacotot, d'enfermer les élèves dans le cercle d'où ils pourront seuls sortir en utilisant leur intelligence aux prises avec celle du livre. Les élèves hollandais de Jacotot devaient apprendre le français et leur maître ne parlait pas leur langue, aussi ne pouvaient-ils communiquer que par l'intermédiaire d'un interprète. Entre l'enseignant et les élèves, un lien, un livre, une édition bilingue (français-flamand) de Télémaque. ‘"Le livre -Télémaque ou un autre placé entre les deux intelligences résume cette communauté idéale qui s'inscrit dans la matérialité des choses - le livre est l'égalité des intelligences"’ (Rancière 1987, 66). Les élèves de Jacotot apprirent la traduction française jusqu'à la moitié du livre, puis répétèrent ce qu'ils avaient appris, et lurent le reste pour être ensuite capables de le raconter. Ils purent ensuite écrire en français ce qu'ils pensaient de ce qu'ils avaient lu. Pour Jacotot, on peut donc apprendre seul, dans l'interaction sociale, pourvu qu'on en ait le désir. Le rôle de l'enseignant est de favoriser les situations qui éveillent le désir de comprendre et de se faire comprendre. Pour Jacotot, ‘"L'homme est une volonté servie par une intelligence",’ c'est sur cette volonté que peut porter l'action de l'enseignant. Il rejoignait en cela Rousseau qui, en s'insurgeant contre la surenchère et la ruse techniciennes, insistait sur le rôle joué par le désir déterminé par l'intérêt présent : ‘"On se fait une grande affaire de chercher les meilleures méthodes d'apprendre à lire ; on invente des bureaux, des cartes ; on fait de la chambre d'un enfant un atelier d'imprimerie. Locke veut qu'il apprenne à lire avec des dés. Ne voilà-t-il pas une invention bien trouvée ? Quelle pitié ! Un moyen plus sûr que tout cela, et que celui qu'on oublie toujours, est le désir d'apprendre. Donnez à l'enfant ce désir, puis laissez là vos bureaux et vos dés, toute méthode lui sera bonne. L'intérêt présent, voilà le grand mobile, le seul qui mène sûrement et loin" ’(Rousseau, Emile livre II).

Notes
43.

Michelet Jules. Lettre à Béranger du 14 juin 1848. In : P. Viallaneix, La voie royale, Essai sur l'idée de peuple dans l'oeuvre de Michelet. Paris : Flammarion, 1971. pp. 372-373. Michelet demandait que "la République agisse sur ces masses pour exiger la lecture, qui est impossible aujourd'hui".

44.

Gracq Julien. Carnets de grand chemin. Paris : José Corti, 1992. 308 pages. Citation p. 282.

45.

Né en 1770. En 1789, professeur de rhétorique à Dijon, il se prépare au métier d'avocat. En 1792, il est artilleur dans les armées de la République, puis instructeur au Bureau des poudres, secrétaire du ministre de la guerre et substitut du directeur de polytechnique. Il revient ensuite à Dijon pour enseigner des choses aussi diverses que les langues anciennes, les mathématiques ou le droit. En mars 1815, il est élu député mais le retour des Bourbons le contraint à l'exil aux Pays-Bas. Il s'installe à Louvain où il peut enseigner selon sa méthode, cet "enseignement universel" qui l'occupe toute sa vie. Jacotot meurt en 1840. Sur sa tombe on peut lire : "Je crois que Dieu a créé l'âme humaine capable de s'instruire seule et sans maître". (Ces éléments biographiques sont empruntés au "Maître ignorant" de Rancière).