La scolarisation de la lecture

Depuis plusieurs années sont utilisés en classe de français des ouvrages autres que les manuels scolaires. Les programmes de 1977 ont incité les professeurs de français à faire étudier aux élèves des oeuvres romanesques complètes 46. Il s'agit de rapprocher le plus possible l'apprentissage des conditions réelles de lecture. Or introduire à l'école la lecture d'ouvrages destinés à la lecture loisir n'est pas sans poser un problème. Cette forme de lecture accepte difficilement d'être scolarisée. Il est ainsi surprenant d'observer comment certains éditeurs (par exemple Gallimard pour sa collection Folio Junior Edition spéciale) ont transformé la présentation de certains romans destinés à la jeunesse : au texte, ont été ajoutés des questionnaires, des propositions de rédaction, parfois même des extraits qui pourraient être donnés en dictées.

Cet usage scolaire de la littérature pour la jeunesse ne risque-t-il pas de produire des conséquences négatives sur la production littéraire ? Le danger est de didactiser les ouvrages écrits pour des scolaires. C'est ce que souligne Weinreich (1993) après avoir observé la littérature pour la jeunesse destinée aux élèves danois. Le texte, réduit à son contenu thématique, perd son ambiguïté et empêche différentes possibilités d'interprétation. Il n'est plus qu'un prétexte et offre alors peu d'intérêt littéraire.

La scolarisation d'ouvrages et de formes de lecture proches de la lecture loisir, transformée ainsi en lecture contrainte, n'est pas sans risque pour la diffusion des pratiques de lecture. Mollier (1995, 212) rappelle que les deux types de lecture, lecture loisir et lecture contrainte par le système scolaire, ne sont pas forcément complémentaires : ‘"Si l'on veut comprendre les réticences de la jeunesse actuelle à l'égard du livre, il n'est peut-être pas tout à fait inutile de cerner avec précision les résultats obtenus par le commerce de l'imprimé à la veille de la première guerre mondiale. Les chiffres cités(...) ne doivent pas faire oublier que c'est la lecture contrainte, exigible par le système scolaire, qui connut un bond spectaculaire, inimaginable auparavant. Son homologue résultant de choix individuels ou familiaux, plus ou moins libres et gratuits en apparence, semble avoir plutôt régressé dans le même temps. Livres pour la jeunesse, ouvrages de vulgarisation scientifique et livrets de théâtre connaissaient en effet une crise profonde avant 1900. Il est donc nécessaire d'approfondir ces questions afin de parvenir à comprendre pourquoi les progrès enregistrés par l'école demeurent fragiles et discutables puisqu'ils ont entraîné une désaffection concomitante pour d'autres genres de lectures. Les résultats sont cependant incertains et il faudrait étudier plus en détail ces phénomènes pour en tirer des conclusions définitives".’

Trop pédagogiser le livre, particulièrement en introduisant des ouvrages et des formes de lecture proches de la lecture-loisir, même s'il faut relativiser l'importance de cette pénétration, présente un autre inconvénient. Pour Donnat (1992), l'ouverture de l'école à des formes de lecture moins légitimes effacerait la frontière entre les "bonnes" et les "mauvaises lectures" et rendrait difficile toute logique de transgression. Cette logique de transgression par rapport au contenu du livre, aux conditions de lecture ou à l'objet livre a joué un rôle dans la découverte du plaisir de lire chez les adolescents d'hier.

Dans certains milieux immigrés, cette logique de transgression incite les filles à s'investir dans la lecture pour contourner les interdits familiaux, cet acte devenant ainsi une véritable opération de libération où se joue leur avenir de personnes adultes. C'est ce qu'explique Sayad (1995, 86) : ‘"Lire, et lire n'importe quoi, lire tout ce qui pouvait lui tomber sous la main, lire pour se répérer, pour se donner les repères les plus élémentaires qui soient, les repères temporels principalement (le calendrier et ses rythmes, ainsi que le contenu qui rythme le temps), et pour participer un tant soi peu à la vie sociale dont on est coupé et s'affranchir ainsi des contraintes et de l'enfermement non seulement physique mais surtout mental qu'impose la réclusion dans l'univers familial et dans les seules préoccupations propres à l'aire domestique".’

Pour que cette logique de transgression puisse se manifester dans la lecture d'ouvrages de la lecture-loisir introduits à l'école, il ne serait pas inutile que ces livres bien qu'ils offrent une appropriation aisée, proposent plusieurs niveaux de lecture. Nous verrons que le concept de pacte de lecture permet d'apprécier les conditions qui favorisent la logique de transgression. Mais, pour Donnat (1992, 173), ‘"les adultes, en faisant de la lecture un "problème de société" et en généralisant l'injonction à lire vis-à-vis des enfants sans références aux contenus, ont pris le risque de faire apparaître l'activité de lecture comme un acte de soumission aux exigences des adultes et de moins en moins comme une manifestation de s'en affranchir ou de les transgresser".’

Même si cela peut poser quelques difficultés, l'introduction d'ouvrages intégraux puisés dans des collections de poche de la littérature courante ou de la littérature pour la jeunesse ne doit pas être remise en cause. Tout dépend de ce qu'on fait du livre dans la classe. Reprendre la même approche sur des livres plutôt destinés aux loisirs, soit une étude de texte, soit, peut-être, la dictée d'un passage, que sur des extraits ou des ouvrages plus "classiques" semble inutile, sinon nocif pour la diffusion des pratiques lectorales. L'activité de lire un livre est déjà pour beaucoup étroitement liée à l'école. Elle s'inscrit ‘"difficilement dans la problématique du temps de loisirs qui est vécu majoritairement comme celui du délassement, du plaisir et de la convivialité"’ (Donnat 1992, 175). Il serait dommageable d'étendre cette connotation purement scolaire aux ouvrages d'auteurs autres que ceux qui sont d'habitude étudiés à l'école. Si trop associer le livre et la lecture à la contrainte scolaire ne peut que gêner les efforts de diffusion de la lecture, faut-il déscolariser la lecture comme le demande Foucambert ou, parce que l'école est la seule structure sociale où sont rassemblés, de par l'obligation scolaire tous les enfants, lecteurs et non lecteurs, rendre moins scolaire l'approche de l'écrit dans le cadre scolaire comme le préconise Poslaniec (1990) ?

Notes
46.

Il s'agit de la généralisation de la pratique de "lecture suivie et dirigée" déjà appliquée depuis les Instructions de 1938 pour les oeuvres théâtrales.