Une crise de "croissance"

L'approche diachronique souligne l'ancienneté des difficultés pour devenir un lecteur. Elles sont liées à la nature même de l'acte de lire. La notion de crise de la lecture peut être relativisée d'autant plus que la médiatisation insistante dont elle fait l'objet ne correspond pas à un pur altruisme. Si le livre, la lecture et la langue ont fait couler beaucoup d'encre depuis 1981, la question préalable est de ‘"déterminer dans quelle mesure les discours sur la catastrophe menaçant la lecture en France, la déshérence de l'écrit abandonné pour d'autres médias, la montée de l'inculture ne sont pas des topos classiques régulièrement réactivés dans certaines conjonctures plutôt que l'expression de changements dûment constatés dans la réalité"’ 47. Pudal (1995, 355-356) pense que la période 1981-1995 s'inscrit dans ce type de conjoncture. La "réactivation" de l'illettrisme entre 1975 et 1983, les campagnes pour sauver la lecture, ne seraient que des ‘"mises en scène d'écarts culturels qui, pour l'essentiel, préexistaient à leurs représentations et qui, dans un contexte de dévaluation accélérée des certifications scolaires, (...) instituent une définition de l'autre au regard des seules définitions légitimes de la culture ; elles réévaluent subjectivement ceux qui sont dotés de titres scolaires en accroissant fictivement les écarts ; elles permettent ainsi de créer de nouveaux "besoins" de "comblement" des écarts qui ouvrent des marchés à ceux que la dévaluation des titres condamnait, dans l'ancienne division du travail, à réaliser (au double sens du terme) la valeur dévaluée de leur capital scolaire"’.

C'est pourquoi cette insistance actuelle sur la "crise de la lecture", invite à la prudence. De même, on ne peut que s'interroger sur le "catégorème stigmatisant" (Pudal 1996) d'illettré 48. Ce chercheur montre que les discours sur l'illettrisme traduisent souvent "une émotion des classes cultivées" pour reprendre les mots de Hébrard (1986). Comme le dit Pompougnac (1995), les causes nobles qui font s'émouvoir sur l'illettrisme (démocratie, promotion, autonomie, épanouissement) sont des causes de nobles au sens de dominants.

Pudal (1996) analyse le film de Claude Chabrol (1995), La cérémonie , et contrecarre la représentation dominante en introduisant le doute sur les entreprises de prise en charge des "deshérités". L'analyse des mécanismes sociaux qui peuvent présider aux usages de "la symbolique lettrée" montre que les dominants exploitent les attributs discréditants et les exploitent d'autant plus qu'ils sont ceux qui définissent socialement ces attributs comme discréditaires. La symbolique lettrée ‘"relève d'une histoire sociale de l'économie symbolique des processus de production et de nomination des écarts culturels, économie faite de différences et d'échanges réels mais aussi d'écarts proclamés, simulés ou dramatisés où se jouent des représentations de soi et des stratégies habitées par toutes sortes de fantasmes sociaux. On entend par là l'ensemble des opérations et des mécanismes d'extorsion de plus-values symboliques que les mises en scène diversifiées des écarts culturels et de leurs significations imposées permettent. A l'image du film de Chabrol, dé-créditer les discréditeurs et re-créditer les discrédités, telle pourrait être la voie de politiques d'incitation à la lecture attentives aux effets symboliques de leur fonctionnement politique implicite"’ (Pudal 1996. 70).

Crise de la lecture, imprécisions du nombre d'illettrés, l' "intérêt" porté à ce handicap, tous les discours à ces sujets sont fondés, comme l'écrit Fraenkel (1993, 8), sur l'image simple d'une échelle qui séparerait le lettré de l'illettré 49. A ce dernier de gravir les échelons nécessaires.

Les grandes différences dans les chiffres qui évaluent le nombre d'individus en difficulté avec l'écrit montrent que, trop souvent, cette notion de "crise de la lecture" est utilisée, sinon avec légéreté, du moins sans avoir été définie suffisamment. Elle ne peut être employée sans avoir auparavant précisé ce qu'on entend par "être lecteur". Est-ce posséder la compétence de "liseur" ou celle de "lecteur" ? L'illettrisme exprime-t-il une non maîtrise de l'écrit qui empêche d'accéder à la qualité de "liseur" ou à celle de "lecteur" ? Si l'analphabétisme présente l'avantage de constituer un seuil culturel que l'on peut fixer avec précision, moins de cinq années scolaires pleines sur les dix obligatoires dans notre système éducatif (Besse 1993), l'illettrisme produit un continuum qui, de l'analphabétisme strict, conduit, par de multiples degrés intermédiaires, jusqu'à un autre seuil qu'il serait nécessaire de fixer, celui qui traduit la qualité de "lecteur" (Hébrard 1991) 50. L'enjeu, la politique à mettre en oeuvre, alphabétisation ou lecturisation, ne sont pas de même niveau selon le seuil choisi.

Le moment où la notion de crise de la lecture a été réactivée, le flou avec lequel on la diffuse dans les médias, poussent à relativiser, à appréhender cette notion dans une approche dynamique. Cela ne doit pas évoquer une régression, un recul par rapport à un mythique "âge d'or" 51. Dans ce domaine aussi ‘"le niveau monte". "Le taux de "lecturisation" (par opposition à l'illettrisme et pour faire parallèle avec l'alphabétisation) de la population générale augmente. Sans doute trop lentement, du fait d'une multitude de facteurs qu'il sera nécessaire de démêler, et trop inégalement selon les catégories sociales. S'il y a crise de la lecture, elle tient dans cette lenteur et cette inégalité, comparées aux besoins que l'on pressent et qui nécessiteraient des évolutions beaucoup plus rapides. Mais il s'agit bien d'une crise de croissance, non d'un recul"’ (Foucambert 1994, 19) 52.

Pour accélérer la diffusion des pratiques de lecture, il apparaît nécessaire de prendre conscience que la lecture n'est pas un acte aisé pour ceux qui ne savent pas lire, de bien saisir ce qui engendre cette difficulté. Former un lecteur exige du temps, et ne prend un sens que si cette compétence peut être réinvestie dans la vie scolaire, professionnelle et sociale. L'école doit créer les conditions qui permettent à l'élève d'utiliser ce qu'autorise la maîtrise de l'écrit. Plus que quelques modifications structurelles, car l'appropriation de l'écrit exige du temps, et quelques aménagements matériels, utilisation du micro-ordinateur, C.D.I. accueillants, transformer l'approche de l'écrit nécessite un changement de l'horizon d'attente, car on ne lit pas seulement pour lire, mais parce que la lecture permet de mieux donner du sens à ce qu'on vit. Lire et produire de l'écrit resteront des activités seulement scolaires si on ne leur donne pas une réalité dans ce qui est vécu à l'école. Si on oublie cette condition, pour beaucoup, à la sortie de l'école, ces activités seront progressivement délaissées car ils n'auront pas perçu à quoi cela servait. Davantage que des modifications techniques, c'est toute la finalité de la volonté de diffusion des pratiques de lecture qui doit être clarifiée.

Notes
47.

Présentation par Anne-Marie Chartier de l'ouvrage Discours sur la lecture (1880-1980) avec Jean Hébrard. Paris : BPI, 1989. In : Gerard Mauger et Louis Pinto, Lire les sciences sociales, Paris : Belin, 1994. p. 52.

48.

Le G.P.L.I. lui préfère aujourd'hui l'expression de "personne en situation d'illettrisme".

Pudal s'appuie sur le concept goffmanien de "stigmate" pour appréhender le handicap de l'illettrisme. Rappelons que pour Goffman (1975, 161), "La notion de stigmate implique moins l'existence d'un ensemble d'individus concrets séparables en deux colonnes, les stigmatisés et les normaux, que l'action d'un processus social omniprésent qui amène chacun à tenir les deux rôles, au moins sous certains rapports et dans certaines conditions. Le normal et le stigmatisé ne sont pas des personnes mais de points de vue".

Larbaud, en 1925, avait évoqué cette difficulté à utiliser ce catégorème dans Ce vice impuni, la lecture : "Avant l'établissement de l'instruction obligatoire, la distinction était bien nette : il y avait les classes illettrées et les classes lettrées. Cette distinction peut encore se faire, non plus entre classes, mais entre individus pris dans toutes les classes ; seulement, on hésite à dire d'un homme qui sait lire qu'il est un illettré. Le mot exact me manque. certaines langues ont 'analphabète', qui laisse la place libre à illettré dans le sens de non-lettré, mais qui ne voit qu'analphabète est destiné à disparaître bientôt avec l'espèce qu'il sert à désigner ! On cherche des tournures : un homme peu instruit, sans culture ou encore un demi-lettré " (Cité par Nicole Priollaud 1992, 26-27).

49.

Au XVIIIe siècle, le mot "illettré", alors un néologisme, est défini, dans le Dictionnaire de Trévoux (1771), comme celui qui n'a aucune connaissance des "belles-lettres".

50.

Nous n'avons pas la possibilité de définir ces seuils d'une manière quantitative comme en Chine ou au Japon : "On distingue un lettré d'un illettré ou d'un semi-lettré selon le nombre de caractères qu'il connaît. Un grand lettré utilise neuf mille idéogrammes, un illettré en connaît moins de trois cents. Au Japon savoir lire et écrire suppose la connaissance de deux mille caractères dont la liste est publiée" (Fraenkel 1992, 11).

51.

Si pour Marc Nicolas (1997), l'idée d'un âge d'or est absurde, "Comme si au début du siècle on passait son temps à lire Flaubert ou Nerval", De Singly (1996, 18) perçoit un "âge d'or de la lecture" au moment de l'apparition du livre de poche, dans les années 60. Cet "âge d'or" qui n'a duré que quelques années correspondrait à la première génération qui a pris le "droit de lire", grâce à ce moyen, les "classiques interdits". "Pour ces jeunes - dont un certain nombre fait partie aujourd'hui du groupe de ceux qui s'inquiètent de la lecture chez les jeunes - lire des classiques a pu être perçu comme un acte de résistance. Ce n'est pas un hasard si, dans les entretiens auprès des personnes de cette génération, on entend la scène de la lecture en cachette, le soir sous les couvertures, scène qui a disparu dans les entretiens auprès des jeunes d'aujourd'hui".

52.

"Pour venir à bout de l'illettrisme, il ne sert à rien d'imaginer, dans le ressentiment et l'indignation, un âge d'or pédagogique où la réussite était universelle. Mieux vaut prendre les apprentissages élémentaires et fondamentaux pour ce qu'ils sont et ont toujours été : des apprentissages objectivement difficiles qui ne vont de soi que pour une minorité" (Baudelot-Establet 1990, 156).