Le lecteur, l'effet du livre ?

Trois siècles d'histoire ont conduit à cette situation de fait que refuse de Certeau (1980, 285) : ‘"Ecrire, c'est produire le texte, lire, c'est le recevoir d'autrui sans marquer sa place, sans le refaire’". Les livres transformeraient les lecteurs. Cette vieille idée du livre éducateur reste encore une donnée du discours pédagogique. Ce sont, par exemple, les "classiques" à lire obligatoirement pour donner à tous les élèves un même socle culturel. Cette idée s'inscrit dans la philosophie des Lumières et, pour en saisir toute la dimension, il nous faut revenir sur le siècle où elle s'est enracinée.

Le livre doit alors contribuer à la réforme de la société par les "élites", à un remodelage de la nation. La lecture est investie d'un pouvoir de persuasion si puissant qu'elle est à même de transformer les lecteurs et de les faire être comme les textes veulent qu'ils soient. L'écrivain, en vertu de ses pouvoirs encyclopédiques car la littérature englobait de vastes territoires où régnaient science et érudition, pouvait prétendre à ce rôle d'éducateur. Voltaire en est l'exemple parfait. Les Lumières faisaient donc de la littérature le véhicule le plus approprié à la diffusion du savoir. Ainsi pour l'auteur deDe l'horrible danger de la lecture, c'est le livre qui rend intelligent, c'est le livre qui favorise le progrès des arts et des techniques, c'est le livre qui libère de l'oppression cléricale 53. Si on suit ce raisonnement, en toute logique, la Révolution apparaît comme le triomphe des Lumières. Chartier (1990, 87) résume parfaitement cette approche. Le façonnement prérévolutionnaire de l'opinion correspondrait à ‘"un processus d'intériorisation par des lecteurs de plus en plus nombreux au fil du siècle des manières de penser proposées par les textes philosophiques".’ Donc, si les Français ont fait la Révolution, c'est parce qu'ils auraient été transformés par les livres.

Cette idée de la Révolution, fruit d'un travail de sape qui repose sur des lectures philosophiques va courir tout le XIXe siècle. Un auteur l'énonce avec clarté, c'est Tocqueville, dans un chapitre de L'Ancien Régime et la Révolution au titre sans équivoque : Comment vers le milieu du XVIII e siècle, les hommes de lettres devinrent les principaux hommes politiques du pays, et des effets qui en résultaient. Il voit dans cet aspect une des originalités de la Révolution française : ‘"Les écrivains ne fournirent pas seulement leurs idées au peuple qui la fit ; ils lui donnèrent leur tempérament et leur humeur. Sous leur longue discipline, en absence de tous autres conducteurs, au milieu de l'ignorance profonde où l'on vivait de la pratique, toute la nation, en les lisant, finit par contracter les instincts, les tours d'esprit, les goûts et jusqu'aux travers naturels à ceux qui écrivent ; de telle sorte que, quand elle eut enfin à agir, elle transporta dans la politique toutes les habitudes de la littérature"’. L'écrivain et le livre jouent un rôle jugé essentiel dans la société. Ainsi Balzac, dans l'avant propos de La comédie humaine n'hésite pas à citer Bonald : ‘"Un écrivain doit se regarder comme un instituteur des hommes"’. Cette illusion d'une société qu'on pourrait réformer par les livres va non seulement occuper les discours pédagogiques du XIXe siècle, mais bénéficiera de moyens pour appuyer cette orientation 54. Ce sera, par exemple, la tentative du ministère Rouland, en 1862, de mettre en place des bibliothèques scolaires qui fourniraient aux élèves des oeuvres à lire.

Il nous faut cependant rectifier cette approche en avançant, avec Chartier (1990), que ce n'est pas la lecture des philosophes qui a entraîné la Révolution, mais que ce serait plutôt la Révolution qui serait, a posteriori, constitutive des Lumières. Pour cet historien, les livres lus par ceux qui encourageront la révolution et qui y participeront et les livres lus par ceux qui la combattront sont les mêmes. Si l'on prend l'Encyclopédie, ses souscripteurs proviennent des élites traditionnelles qui, pour une majorité, ne soutiendront pas la Révolution. L'essentiel ne serait donc pas dans le contenu de livres philosophiques auxquels on prête trop facilement un impact persuasif mais dans de nouvelles manières d'aborder les textes qui développeraient une attitude critique et qui serait le reflet d'une mutation plus large, d'un processus de désacralisation dont les nouveaux modes de lecture seraient à la fois la cause et la conséquence. Plus que dans le contenu des ouvrages, c'est davantage dans une nouvelle manière de lire qu'il faudrait chercher non pas l'effet du livre mais celui de la lecture.

Les nouvelles manières de lire de la deuxième moitié du XVIIIe siècle ont construit un nouveau rapport au texte. Celui-ci a bénéficié d'une production écrite multipliée par trois ou quatre entre le début du siècle et 1780. Les ouvrages ont alors investi les circonstances les plus ordinaires de la vie. Ainsi le livre religieux qui constitue le tiers des titres publiés en 1680 n'en représente plus que le dixième un siècle plus tard. Le rapport au texte perd ainsi de sa sacralité et de son autorité. Au lieu d'être pensée comme le moyen d'imposer un message, le plus souvent à caractère religieux, la lecture devient celui qui peut conduire à s'en éloigner. Les propos énoncés par Chartier (1990, 104) pour la deuxième partie du XVIIIe siècle constituent une vérité qu'on peut généraliser à toutes les époques et à tous les types d'écrits : ‘"Les images portées par les libelles et pamphlets ne se gravent pas dans l'esprit du lecteur comme dans une cire molle, et la lecture n'emporte pas nécessairement la croyance"’. L'assimilation de la lecture à une passivité doit être remise en cause. Les lecteurs ne sont pas modelés par l'écrit, "imprimés" par et comme les textes qui leur sont imposés ou proposés. Ce postulat de passivité que serait la consommation de livres, pousse de Certeau (1980, 280), qui le réfute, à dénoncer cette prétention pédagogique qui pousse les élites à croire leurs propres modèles culturels nécessaires au peuple ‘"en vue d'une éducation des esprits et d'une élévation des coeurs"’. Cette approche des pratiques culturelles s'appuie sur une idée inexacte de ce qu'est la consommation dans ce domaine. Assimiler, comme le soutient de Certeau, ce n'est pas ‘"devenir semblable"’ à ce qu'on absorbe, mais ‘"rendre semblable"’ à ce qu'on est, se l'approprier ou réapproprier. Le lecteur s'affranchit des contraintes du texte, mais, pour le comprendre, il faut revenir sur l'acte de lecture.

Notes
53.

Dans Discours aux Welches (1764).

54.

Bouvard et Pécuchet, paru en 1881, un an après la mort de son auteur, procure cependant une manière d'argument définitif contre le modèle de l'écrivain engagé, contre la prétention du savoir encyclopédique, car les deux héros croient naïvement qu'on peut tout apprendre en emmagasinant des informations, et contre tout ce qui ressemble à une action effective dans le monde.