"Lire, c'est pérégriner dans un système imposé"

Lire, ce n'est donc pas absorber passivement un message, lire, c'est construire du sens, son sens avec l'écrit. Même dans cette forme de lecture populaire qualifiée parfois d' "aliénante", il n'existe pas de consommation passive 55. Hoggart (1970) parle ainsi de la ‘"consommation nonchalante"’ des femmes des classes populaires ‘"qui lisent la publicité que d'un oeil",’ attitude susceptible d'être interprêtée comme un mécanisme de "défense passive", contre un conditionnement. Une certaine forme d'inattention, comme l'écrit aussi Thiesse (1984), constitue un filtre efficace contre tout façonnement par l'écrit. Dans une recherche menée en Ecosse en 1986-1987, Fowler met en évidence l'attitude "active" de la plupart des lectrices de "romans à l'eau de rose". Elles ne sont pas les victimes passives et crédules de leurs lectures. Elles reconnaissent que les qualités de divertissement et d'évasion de ces romans les aident à mieux supporter leur vie. Comme l'écrit Pennac (1992), lorsqu'il affirme le droit au bovarysme, ce n'est pas parce que cette jeune fille collectionne les Harlequin qu'elle finira en avalant l'arsenic à la louche 56.

Cette remise en cause de la passivité du lecteur a été théorisée par la science littéraire moderne. Si les théories développées par les travaux de l'Ecole de Constance, par Jauss et Iser, ou l'approche sémiotique de Eco nous intéressent, c'est parce qu'elles soulignent que si les parcours de lecture imposés par le texte sont les mêmes pour tous, chaque lecteur réagit d'une manière personnelle avec un horizon d'attente qui lui est propre, horizon construit par les expériences de lectures antérieures et par le vécu social et affectif. Dispositif "économique" pour Iser, "paresseux" pour Eco, le texte vit sur la plus-value de sens introduite par le destinataire. Le texte est un tissu d'espaces blancs, d'interstices à remplir et il attend du lecteur qu'il les comble. Si un romancier souhaite prendre pour cadre une grande surface de distribution, il n'a pas besoin de construire une description minutieuse. La vision d'une main poussant un caddy peut suffire, dans notre culture, à reconstruire mentalement l'ensemble du magasin. Chaque élément du texte renvoie le lecteur à des modèles culturels qui lui permettent de combler l'implicite et d'inférer ce que le texte ne dit pas, parce qu'il est limité par nature, mais qu'il présuppose. S'il semble que la capacité de concrétiser le monde potentiel du texte - nous pensons surtout au texte fictionnel - n'est pas réception passive du texte, elle n'est pas non plus une activité libre du lecteur. C'est ce qu'indique Burgos (1991, 44) : la construction de sens dans la lecture doit "se concevoir comme un procès de négociation permanente entre les attentes du lecteur et celles qui sont inscrites dans la structure même de l'oeuvre". Mais cette place donnée au lecteur ne signifie pas qu'il participe par procuration à la création 57. Comme il n'existe pas de lecteur générique, l'auteur imagine un lecteur virtuel qui n'est que son reflet. ‘"Nous ne pouvons être lus que par des lecteurs qui ont en commun avec nous des termes de référence fournis par l'éducation, pas seulement scolaire, mais dans le sens le plus large de l'expérience vécue" ’déclare le prix Nobel de littérature Nadine Gordimer 58. L'horizon d'attente de l'auteur et celui du lecteur ne doivent pas constituer deux ensembles disjoints. L'exemple de la main qui pousse un caddy ne permettrait pas à un aborigène australien qui n'aurait jamais quitté le bush la reconstruction mentale d'une grande surface. La conséquence, sur le plan pédagogique, n'est pas négligeable : ‘"Un texte exclut quiconque possède des caractéristiques trop éloignées de celles prévues, connues ou voulues par l'auteur"’. Cette conséquence, exprimée ici par Foucambert (1986, 28) signifie que la coopération ne peut avoir lieu, les interstices ne peuvent être remplis. Il n'est pas d'interprétation possible, de dialectique entre la stratégie de l'auteur et la réponse du lecteur. Cette absence de coopération n'empêche pas pour autant une utilisation libre du texte. Utilisation signifie qu'il s'agit d'une lecture non anticipée par l'auteur, qu'on fait donc violence au texte en refusant le type de lecture qu'il programme. Cette utilisation qui apparaît davantage comme un déplacement du texte est soulignée par Eco (1993, 74-75) à propos de la lecture de l'horaire des chemins de fer par Proust : ‘"Proust pouvait lire l'horaire des chemins de fer et retrouver dans les noms des localités du Valois les échos doux et labyrinthiques du voyage de Nerval à la recherche de Sylvie. Mais il ne s'agissait pas d'interprétation de l'horaire, c'était l'une de ses utilisations légitimes, presque psychédélique. L'horaire, quant à lui, ne prévoit qu'un seul type de Lecteur Modèle, un opérateur cartésien orthogonal doué d'un sens aigu de l'irréversibilité des successions temporelles".’

Il ne faut pas confondre lecteur générique et lecteur modèle. S'il ne peut y avoir de lecteur générique, des auteurs peuvent viser "leur" lecteur modèle. Ils s'adresseront à des enfants, à des médecins, à des amateurs de voile... Ils choisiront une cible. Ils feront en sorte, comme l'écrit Eco (1993, 70), que ‘"Chaque terme, chaque tournure, chaque référence encyclopédique soient ce que leur lecteur est, selon toute probabilité, capable de comprendre. Ils viseront à stimuler un effet précis ; pour être sûrs de déclencher une réaction d'horreur, ils diront avant : Il se passa quelque chose d'horrible. A certains niveaux, le jeu fonctionnera".’

Le lecteur ne peut être seulement considéré comme "l'effet" du livre. Il joue, en "braconnant" sur les terres d'autrui, pour reprendre la belle métaphore de de Certeau, un rôle dans le procès de lecture. Trop souvent cela est oublié car le premier objectif de l'apprentissage de la lecture, l'accès à l'information écrite qui structure l'espace urbain dans lequel vit la majeure partie de la population, occulte le second, la maîtrise d'un outil précieux pour construire sa pensée. Mais pour approcher de ce dernier objectif, l'écrit ne doit pas être utilisé seulement en réception, mais aussi s'associer à un écrit en production.

Notes
55.

Comme l'écrit avec force Thiesse (1984, 49), à propos de la lecture dans les classes populaires, "L'aliénation, si aliénation il y a, ne saurait être créée par ces romans, puisqu'elle est inscrite dans le rapport au monde social d'une classe à laquelle est déniée la domination théorique de ses pratiques (culturelles, en l'occurrence)".

56.

Pour Pennac (1992, 163), le "bovarysme", c'est "Cette satisfaction immédiate et exclusive de nos sensations : l'imagination enfle, les nerfs vibrent, le coeur s'emballe, l'adrénaline gicle, l'identification opère tous azimuts, et le cerveau prend (momentanément) les vessies du quotidien pour les lanternes du romanesque...".

"Ce terme de 'bovarysme' avait fait son apparition philosophique en 1902 sous la plume nietzschéenne de Jules de Gaultier. L'auteur décrivait sous cette catégorie toutes les formes de l'illusion du moi et de l'insatisfaction, depuis le fantasme d'être un autre jusqu'à la croyance au libre-arbitre" (Roudinesco Elisabeth. Jacques Lacan. Esquisse d'une vie. Histoire d'un système de pensée. Paris : Fayard, 1993. 723 pages. citation p.47).

57.

Bourdieu (1992, 415) réfute l'interprétation comme capacité créatrice. Que le lecteur puisse participer par procuration à la création lui semble une illusion due à une position de lector non analysée. Rappelons qu'il oppose l'auctor, celui qui produit lui même, et le lector qui parle des oeuvres des autres : "Qu'on le baptise 'lecteur implicite' avec la théorie de la réception (et Wolfgang Iser), 'archilecteur' avec Michaël Riffaterre, ou 'lecteur informé' avec Stanley Fish, le lecteur dont parle réellement l'analyse n'est autre que le théoricien lui-même qui, suivant en cela une inclination très commune chez le lector, prend pour objet sa propre expérience, non analysée sociologiquement, de lecteur cultivé. Il n'est pas besoin de pousser très loin l'observation empirique pour découvrir que la lecture qu'appellent les oeuvres pures est le produit des conditions sociales de sa production. En ce sens, l'auteur et le lecteur légitime sont interchangeables". Cette forme de rencontre avec les oeuvres et les auteurs est qualifiée par Bourdieu de "narcissisme herméneutique". L'herméneute affirme son intelligence et sa grandeur par son intelligence empathique des grands auteurs.

58.

Dans une interview, en réponse aux questions de Richard Crevier, dans le n°609 du journal Révolution du 1er novembre 1991.