L'adaptation à une société "scripturée"

Personne aujourd'hui ne conteste l'importance de l'accès à l'information écrite, condition préalable de la pleine utilisation des autres codes de communication. Par exemple, les hebdomadaires les plus vendus sont ceux qui annoncent les programmes de télévision. Cet accès à l'information écrite est d'autant plus important qu'elle constitue une clé pour comprendre et s'approprier l'espace urbain.

L'urbanisation s'est imposée. Or la ville et l'écrit, et cela depuis l'Antiquité, sont liés 59. L'attrait pour l'écrit en milieu urbain provient des stimulations de l'information dues à ce milieu, et des questions que peut susciter le contact entre membres des catégories différentes. C'est pourquoi, comme le précise Martin (1987), au XVIIIe siècle, ce sont les domestiques qui utilisent le plus l'écrit parmi les gens du peuple. Aujourd'hui 75% de la population vit en ville, 90% si aux urbains on ajoute les périurbains. Les espaces urbanisés sont "scripturés", de plus en plus structurés par l'information écrite. L'écrit nous interpelle : noms de rues, enseignes des magasins, publicité, panneaux d'information automatisés.

De plus, toute la vie quotidienne contraint à son utilisation. Ne citons que les obligations administratives, les opérations bancaires, l'achat des tickets aux guichets automatiques des gares... sans oublier la place grandissante des engins informatisés pour les nécessités du travail. Les sociétés contemporaines deviennent dépendantes des moyens de communication par l'écrit très élaborés. Il s'agit d'une société de plus en plus écrite ‘"organisée par le pouvoir de modifier les choses et de réformer les structures à partir de modèles scripturaires"’ (de Certeau 1980, 283). On comprend ici comment ceux qui ne maîtrisent pas suffisamment l'écrit se sentent souvent perdus dans un tel environnement. La lutte contre l'exclusion, lorsqu'elle s'intéresse à l'approche de l'écrit, insiste surtout sur l'aspect fonctionnel de la lecture s'efforçant de donner les rudiments qui permettent de se débrouiller avec l'écrit. On reste au niveau de la seule adaptation à une société de plus en plus écrite. C'est loin d'être inutile, mais on risque d'oublier que l'écrit offre un apport spécifique, mais il faut aller questionner, comme l'affirme Foucambert (1994, 44), ‘"Bien en amont des fonctions de communication et d'expression auxquelles l'écrit ouvre simplement un registre nouveau, du côté des instruments de pensée"’ 60,.

Notes
59.

"A qui l'aurait parcourue avec l'état d'esprit et l'attention d'un touriste libre de son temps, n'importe quelle ville de l'empire romain entre le Ie et le IIIe siècle après Jésus-Christ ne se serait pas seulement ni principalement caractérisée par ses statues, ses temples, ses lieux de sociabilité publique, ses couleurs et son trafic ; mais plutôt par les inscriptions partout présentes sur les places et dans les rues, sur les murs et dans les cours, peintes, dessinéesou gravées, apposées sur des plaques de bois ou tracées sur des cadres blancs. Elles différaient fortement, non seulement par leur aspect, mais aussi par leur contenu surtout publicitaire, tantôt politique et funéraire, tantôt célébratif, tantôt public, tantôt strictement privé, fixant une observation, ou une insulte ou un souvenir plaisant... et elles étaient exposées partout, avec une préférence, il est vrai, pour certains lieux assignés - places, forums, édifices publics, nécropoles -, mais seulement quand il s'agissait des plus solennelles..." (Petrucci 1986 cité par Martin 1996 p. XI de la préface).

60.

Aussi est exemplaire l'expérience menée à Lorient par quatorze chômeurs et l'écrivain Ricardo Montserrat. Dans le cadre de l'un des vingt-neuf projets de quartier mis en place par le ministère de la Culture, ils ont produit (de mars à la fin de l'année 1996) une fiction où tout est faux, où tout est vrai puisque chaque personnage est inspiré par l'existence difficile de ces quatorze Lorientais. Neuf mois de travail et une production dans laquelle ils ont pu exposer leurs blessures, et, en les mettant en forme, déjà les dominer. De plus, la qualité du texte, magnifique témoignage sur le désarroi des gens de notre époque, a intéressé le directeur de la Série Noire. (KELT et Ricardo Montserrat. Zone mortuaire. Paris : Gallimard, 1997. 183 pages. Série Noire).