L'écrit, un apport spécifique pour qui sait le lire et le produire

Si l'écrit offre un apport spécifique, cet apport n'est pas toujours perçu d'une manière positive. Que reproche-t-on à l'écrit ? De figer la pensée, d'être par essence un moyen de domination.

Les Anciens n'avaient pas, comme l'indique Borges (1982), notre culture du livre car ils n'y voyaient qu'un succédané de la parole. L'écrivain argentin ajoute que la phrase qu'on cite toujours, "scripta manent, verba volant", ne signifie pas que la parole soit éphémère mais que le mot écrit soit quelque chose de permanent et de mort. La parole, et son explication rejoint Platon, ‘"a quelque chose d'ailé et de sacré"’. Les critiques n'ont pas manqué depuis l'auteur de l'Apologie de Socrate qui se méfiait de cette mémoire artificielle qu'est l'écriture. Mémoire artificielle certes, mais qui libère la mémoire incorporée. Cette suspicion envers l'écrit, on la retrouve chez les Gaulois. Alors que ceux-ci se servent habilement de l'alphabet grec pour les échanges, leurs druides, c'est Jules César qui l'observe dans La guerre des Gaules, estiment que la religion ne permet de confier à l'écriture la matière de leur enseignement. Ils craignent que leurs légendes et leurs secrets soient figés et aussi divulgués par l'écriture, ce qui, implicitement, était reconnaître une certaine efficacité à cet outil. Quant à la métaphysique occidentale, elle s'est forgée au prix d'un effacement de l'écriture, encore accusée de figer la pensée, au profit de la parole. La parole est le lieu de vérité, de la présence à soi du sens. La métaphysique a ainsi contribué à faire de la parole une instance décisive dont l'écrit n'en serait qu'une simple image. Mais il n'était alors pris en compte que la transcription d'énoncés oraux, ce qui n'est pourtant que l'un des usages possibles de l'écriture. "Comme si l'écriture commençait et finissait avec la notation" (Derrida 1967, 51).

On reproche aussi à l'écrit, et Levi-Strauss l'exprime avec force dans sa "Leçon d'écriture" de Tristes Tropiques, d'être un outil de domination sinon d'asservissement : ‘"La fonction primaire de la communication écrite est de favoriser l'asservissement. L'emploi à des fins désintéressés, en vue de tirer des satisfactions intellectuelles et esthétiques est un résultat secondaire, si même il ne se réduit pas le plus souvent à un moyen pour renforcer, justifier ou dissimuler l'autre" ’(p. 354). L'écrit affermit la domination, et Levi-Strauss associe l'effort des états européens en faveur de l'instruction obligatoire au XIXe siècle avec l'extension du service militaire et de la prolétarisation. La lutte contre l'analphabétisme s'accompagnant d'un renforcement du contrôle des citoyens par le pouvoir, ‘"Il faut que tous savent lire"’ pour que ceux qui détiennent ce pouvoir puisse dire : ‘"nul n'est censé ignorer la loi"’ (p. 355).

Il est vrai que c'est ainsi qu'est parfois perçu l'écrit. L'été 1789 verra le peuple des campagnes partir à l'assaut des châteaux pour brûler les terriers où étaient consignés les droits féodaux devenus intolérables. mais, quelques siècles auparavant, le mouvement communal avait poussé les bourgeois à réclamer à leurs seigneurs des chartes qui fixaient par écrit les droits et les devoirs de chacun pour ainsi échapper à l'arbitraire du pouvoir. Pour les uns, l'écrit était perçu comme un vecteur de domination, pour les autres, et ils sont rejoints par la pensée politique classique, seule la loi écrite, publiquement reconnue, est compatible avec la liberté. Le manque d'écriture servirait le despote.

Si l'écrit est parfois perçu comme un facteur de domination, c'est, peut-être, parce qu'il demeure trop souvent l'objet d'une appropriation limitée. L'écrit impressionne ceux qui ne le maîtrisent pas. Ainsi le chef des indiens Nambikwara qui intéressait tant Levi-Strauss avait tout du suite perçu le prestige et l'autorité qu'il pouvait retirer en faisant semblant de comprendre ce qu'écrivait l'ethnologue et de communiquer avec lui. Il savait, ou plus exactement faisait comme tel, les membres de sa tribu ignoraient. C'est une situation qui n'offre aucune originalité comme le rappelle Levi-Strauss : ‘"Pendant des millénaires et aujourd'hui dans une grande partie du monde, l'écriture existe comme une institution dans des sociétés dont les membres, en immense majorité, n'en possèdent pas le maniement"’ (1984, 352). En général, cette majorité en maîtrise les rudiments, mais pas suffisamment pour en exploiter toutes les potentialités, ce qui reste l'apanage du lecteur.

L'écrit comme la parole peuvent être l'objet d'un monopole et d'une transmission restreinte. Tout communication, qu'elle soit orale ou écrite, est traversée par une fonction de subordination. Tout sens, comme le précise Goody (1979), est le produit d'un jeu social de construction de sens, d'un déchiffrement qui s'opère à plusieurs niveaux, où s'affrontent des positions d'inégal pouvoir. Si les Nambikwara sont impressionnés, c'est parce qu'ils ne savent pas lire mais aussi parce qu'il s'agit de leur chef. Il est illusoire de chercher dans le seul écrit l'origine de toute domination. Goody préfère d'ailleurs insister sur ce qui fait la spécificité de l'écriture, un outil pour le travail de la pensée. Dire cela ne signifie pas qu'on conçoit que les sociétés sans écriture constituent des sociétés sans pensée. Elles ne manquent pas d'une pensée réflexive mais d'un manque d'outils pour accumuler celle des autres. Avec l'écrit ‘"s'accrut la possibilité d'accumuler des connaissances, en particulier des connaissances abstraites, parce que l'écriture modifiait la nature de la communication en l'étendant au-delà du simple contact personnel et transformait les conditions du stockage de l'information ; ainsi fut rendu accessible à ceux qui savaient lire un champ intellectuel plus étendu"’ (Goody 1979, 86-87). Il est bien clair qu'un homme qui ne lit pas peut être aussi un homme qui pense. Seulement, il n'aura pas à sa disposition l'outil qu'est l'écrit pour travailler sa pensée. Cela lui sera plus difficile. L'écrit, pour celui qui sait le lire et le produire, aide à concrétiser sa propre pensée en la visualisant. Quand on déploie le discours devant ses yeux, des enchaînements d'un type nouveau apparaissent. Ils vont donner une sorte de liberté d'expression par rapport à sa propre pensée. L'écrit, comme l'observe Foucambert (1994), n'est pas le lieu de la pensée qui se crée mais de la pensée qui s'éprouve dans son unité.

Utiliser l'écrit, c'est sans arrêt revenir sur sa propre pensée car l'acte de lire, par sa nature même, pousse à une remise en cause des interprétations qu'on a attribuées aux expériences vécues ou aux précédentes lectures. En effet, comme l'indique Iser (1997), le fait de lire construit une dialectique entre l'attente de ce qui va arriver et la mémoire de ce qui s'est passé. La forte capacité à anticiper qui caractérise le lecteur l'oblige, dès que le texte invalide l'hypothèse émise, à reformuler ce qu'il avait d'abord établi. La lecture, dans son procès même, par cette rétroaction obligée, contraint à renouveler la perception des choses. Par ajustements successifs, par l'accumulation de discours critiques, la pensée se structure. On comprend aussi comment la lecture peut jouer un rôle dans la vie sociale car cette expérience, à travers la dialectique évoquée ci-dessus, aide à libérer le lecteur ‘"de l'adaptation sociale, des préjugés et des contraintes de sa vie réelle"’ (Jauss 1994, 75).

L'écrit constitue donc un outil remarquable pour travailler sa pensée. Côté réception, l'intérêt n'est pas seulement dans l'accès à des informations multiples et variées qui autorise ainsi une accumulation de connaissances. Si on suit cette idée on voit mal ce que pourrait apporter la fiction qui, généralement apporte peu d'informations ou qui sont falsifiées par elle. C'est d'ailleurs pourquoi certains relèguent le livre de fiction au rang de pourvoyeurs de loisir, au sens de non utile, ce qui constitue, pour Poslaniec (1992, 136) une confusion entre gratuité et utilité : ‘"C'est faire peu de cas de ce que la cybernétique nous a appris depuis longtemps, à savoir que c'est l'organisation des informations qui permet l'efficience. Quand on lit un livre de fiction, on n'accroit guère son savoir, quantitativement, mais on réorganise celui qu'on détient déjà, car lire c'est lier, relier, règle du jeu de lecture incontournable. Et relier, c'est créer un ordre, son ordre, dans le chaos des informations qu'on détient déjà et qui sont liées entre elles que par le mode d'expression antérieur, l'expérience, l'interaction avec l'environnement qui nous le a fait mémoriser"’. Très souvent, c'est par la lecture romanesque qu'on accède à une autre façon de penser la réalité. Les écritures documentaires et fictionnelles ne s'opposent pas, elles s'appuient l'une sur l'autre pour construire cette connaissance du monde. Mais lire aide aussi à travailler sur soi, à l'émergence de l'enfui, car comme l'exprime Goulemot (1985, 85), lire, c'est se lire et se donner à lire : ‘"En d'autres termes, que donner un sens, c'est se parler dans ce qui, peut-être, ne parvient pas à se dire ailleurs et plus clairement".’ Ce n'est certes pas nouveau comme idée. La métaphore de la page-miroir avait déjà été filée par Hugues de Saint-Victor dans la première moitié du XIIe siècle. Il demandait au lecteur de s'exposer à la lumière de la page de façon à ce qu'il puisse se reconnaître lui-même et qu'il prenne conscience de son moi.

Côté production, ce que déclare à l'hebdomadaire Télérama 61 l'éditrice Anne-Marie Métailié en parlant des auteurs latino-américains qu'elle a sortis de l'ombre illustre bien l'aide apportée par l'écrit : ‘"Ils ont tous conscience d'avoir vécu la même histoire politique, les mêmes rêves et aussi les mêmes échecs. Ecrire, pour eux, c'est travailler sur cet échec, tenter de le saisir, de le dépasser. Pour cela, ils ont recours à des formes de récit qui ne sont pas dans la tradition du roman latino-américain. Ils ont investi le polar, le conte, voire la fable. Leur narrateur est comme eux, un homme qui cherche"’ 62. L'écrit constitue un outil pour travailler sur ses expériences de vie, plus particulièrement sur ses échecs, ses souffrances, dire les manques et les humiliations, pour essayer de les saisir et de les surmonter. Pourquoi certains parents écrivent l'histoire de la maladie de leur enfant, si ce n'est, comme l'exprime la romancière Annie Ernaux (1996), parce que tout récit rend normal n'importe quel acte, y compris le plus dramatique. Utiliser l'écrit permet en quelque sorte d'être ethnologue de soi-même.

Il "faut" donc qu'ils lisent et écrivent, qu'ils utilisent cette "raison graphique", non pour réfléchir, cela se fait autrement qu'avec l'écrit, mais parce que le travail sur la pensée est plus aisé, peut-être plus fécond, lorsque celle-ci est concrétisée par des signes sur du papier ou sur un écran qu'on classe, compare, oppose... La solution n'est pas dans les livres, elle peut se trouver par la lecture et l'écriture si on sent ‘"qu'il y a prise sur le monde dès lors qu'on entre dans la compréhension de ce qui le fait être ce qu'il est"’ (Foucambert 1994, 57), si on est un homme qui cherche. L'apprentissage de la lecture, comme l'affirme Bourdieu (1985), s'appuie beaucoup plus sur des interrogations pré ou extra-scolaires, liées à la découverte par l'enfant et l'adolescent de problèmes qui tiennent à la difficile compréhension de l'ordre du monde, que sur une scolarisation ou un apprentissage scolaire. C'est donc le désir d'apprendre et d'entreprendre qui pousse à la lecture. Il n'est pas certain que l'école crée les conditions d'éveil de ce désir qui transformerait les élèves en questionneurs d'écrit.

Notes
61.

Télérama n°2419 du 22 mai 1996 p. 52.

62.

Sepulveda, dont Le vieux qui lisait des romans des romans d'amour (1992) fit un triomphe, mais aussi Paco Ignacio Taibo II, Sosa, Antonio Sarabia, Javier Gonzalez Rubio, Jésus Diaz.