Les Instructions officielles de 1985 : une certaine tentation du syncrétisme

Les Instructions officielles de 1985 et leur complément, Lire au collège (1986), instaurent un jeu de balance entre l'acquisition de techniques et d'outils qui, à travers des activités de lecture et d'écriture, doivent permettre une science du discours et des textes, et le maintien d'un corpus de textes canoniques qu'il faut étudier pour en dégager une "leçon" morale, historique ou civique.

‘"Pratiquer une lecture autonome, silencieuse et, s'il est nécessaire, rapide. (...) Acquérir le goût de la lecture qui naît d'une compétence maîtrisée (...). S'appuyer sur les intérêts que manifestent les élèves et qui peuvent motiver leur désir de lire ; sur l'expérience qui leur vient de l'école élémentaire, de leur famille, de leur milieu social et culturel ; sur une juste appréciation de leurs capacités réelles et des besoins que fait apparaître le déroulement de leurs études. (...) Attirer l'attention, surtout en sixième et cinquième, sur la diversité des livres et des institutions qui les produisent, sur leur présentation et leur organisation matérielle, en leur faisant notamment distinguer les livres écrits pour la jeunesse et les ouvrages plus spécifiques à l'école (manuels, dictionnaires et documents, encyclopédies), sur la constitution d'une bibliothèque personnelle, l'exploitation du C.D.I., les ressources des bibliothèques (de la classe, du collège, du quartier, de la ville) et des librairies. (...) Chaque professeur, quelle que soit sa discipline, devra prendre contact avec le bibliothécaire-documentaliste et établira avec lui une collaboration pour mettre en oeuvre, après les avoir définies avec précision, des actions pédagogiques correspondant aux objectifs recherchés".’

Une compétence technique maîtrisée, des choix qui s'appuient sur l'intérêt, l'expérience des élèves, une présentation du monde de l'édition, des réseaux de diffusion de l'écrit, un travail en collaboration avec le documentaliste correspondent à la première direction, faire de l'élève un lecteur.

Mais les professeurs de français peuvent aussi trouver dans les Instructions officielles une autre approche à la lecture de ces lignes : ‘"Ne pas refuser les suggestions du manuel. Celui-ci est, au cycle d'orientation, comme au cycle précédent, un livre de référence. Il permet de découvrir, sous forme d'extraits, des oeuvres dont la lecture complète serait malaisée ou impossible en classe. Il a surtout pour avantage de jouer un rôle stimulant, en incitant les élèves à recourir au texte intégral. (...) Donner la priorité à la littérature : alors que le cycle d'orientation correspond à une période où les élèves, qui continuent à lire les livres réservés à la jeunesse, découvrent la littérature, il est souhaitable que, à la fin du cycle, celle-ci soit devenue l'objet privilégié de leurs lectures. (...) On devra tenir compte de ces orientations pour l'enrichissement de la bibliothèque du C.D.I. ; les bibliothécaires-documentalistes les auront présentes à l'esprit lorsqu'ils guident les élèves dans le choix de leurs lectures. (...) Les professeurs de quatrième et de troisième considéreront que leurs élèves sont appelés à entrer dans un lycée. Ils les y préparent en leur procurant les connaissances et les capacités nécessaires : bases grammaticales, souci d'un emploi exact des mots, lectures de textes variés et replacés dans leur temps, aptitude à saisir et à construire un raisonnement, à formuler un jugement. Apprendre à résumer un texte, à le lire méthodiquement, à composer un exposé oral ou écrit, à situer dans l'histoire les auteurs et les oeuvres que l'on étudie".’

Ici l'utilisation d'un manuel qui scolarise davantage la lecture, la priorité donnée à la littérature qui devra "enrichir" le C.D.I., l'introduction de la "lecture méthodique" dont l'objectif est la préparation de l'épreuve de français au baccalauréat et dont la finalité est de faire mieux lire les élèves alors que nous ne sommes pas certains qu'ils savent tout simplement lire, constituent une seconde direction. L'élève doit être initié à la littérature en étudiant un certain nombre de textes sacralisés par leur inscription dans les Instructions officielles. C'est oublier, comme l'écrit Viala (1995, 327) que les populations scolaires ont changé, ‘"le capital n'est pas déjà constitué par l'héritage familial et scolaire, mais le schème de la lecture d'approfondissement persiste, alors que la question se pose est plutôt celle de l'acquisition première d'un capital de lectures cursives".’

Le nouvel objectif assigné à l'école depuis le début des années 80, donner le "goût" de lire, a été ajouté à ce qui se faisait. Le cadre de référence, la littérature classique, a été gardé, sa primauté réaffirmée, en même temps qu'on demandait de diversifier les objets de lecture. Est-il si aisé pour les enseignants de ‘"s'appuyer sur les intérêts que manifestent les élèves ", "sur l'expérience qui leur vient de leur milieu social et culturel"’ et, en même temps, de privilégier la littérature, quand elle est seulement conçue comme un corpus de textes canoniques ? Pourtant les difficultés qu'engendre une telle approche ont été soulignées. En 1991, dans un rapport du Conseil national des programmes, aujourd'hui "oublié", on pouvait lire que l'immersion précoce d'enfants dans des domaines culturels trop complexes, ou mal adaptés à leur âge et incompatibles avec leur langage propre, conduit souvent à des naufrages. En 1984, Calvino avait aussi évoqué ce problème dans Pourquoi lire les classiques en rappelant que les lectures de jeunesse de ces mêmes classiques peuvent se révéler peu profitables par suite de l'impatience, de la distraction, de l'inexpérience des modes d'emploi, de l'inexpérience de la vie. Ces textes officiels oublient l'expérience de vie des adolescents auxquels ils s'appliquent.

Ces Instructions de 1985 conservent et innovent. En fonction de la formation suivie, des objectifs visés, des élèves à qui on les destine, ces textes offrent une pluralité de lectures. Monique Maquaire (1990, 62) indique que ces instructions de 1985 instituent dans l'enseignement du français cohérence et continuité et qu' ‘"elles peuvent favoriser l'apprentissage de la lecture et la production d'écrits mieux que les pratiques largement critiquées mais toujours bien implantées, malgré leur inefficacité auprès de la plupart des élèves"’. M. Maquaire, I.P.R. de lettres dans l'académie de Rennes 63, puis de Nantes, c'est-à-dire exégète officiel des textes ministériels, parle même de "révolution épistémologique" dans l'enseignement du français. Pourtant, dans une enquête précédente (1993), le figement des pratiques pédagogiques que nous avons observées était souvent justifié par le respect des Instructions officielles. La pluralité des lectures reflète les contradictions de ces textes.

L'école, à travers ces textes officiels, comme le constate Friot (Dans Manesse et Grellet 1994, 66), impose aux professeurs de français un rôle de formateur par rapport aux textes et aussi un rôle de médiateur par rapport au livre sans mesurer ce qu'ils ont de contradictoires ou de complémentaires : ‘"D'une part analyser de grands textes du patrimoine littéraire, dont on est bien conscient qu'ils sont difficiles d'accès pour une grande partie du public nouveau entré au collège ; d'autre part, lutter contre la désaffection pour les livres et la lecture en général. D'une part, initier à une lecture savante, qui utilise les méthodes de l'explication traditionnelle de texte ou, parfois, tente d'intégrer les outils d'analyse de la nouvelle critique littéraire, au risque d'accroître la distance entre le texte et le lecteur adolescent ; d'autre part, motiver la lecture personnelle, faire connaître le plaisir immédiat du texte de fiction, valoriser le livre concurrencé par d'autres moyens d'information et de loisir".’

Les Instructions officielles de 1985 instaurent donc une dialectique entre deux logiques sans trop savoir si la synthèse, à la charge de l'enseignant, est possible. Il est donc intéressant d'étudier les nouveaux textes officiels qui marqueront la décennie à venir pour vérifier comment cette contradiction a été prise en compte.

Notes
63.

Inspecteur Pédagogique Régional. Il existe des I.P.R. de lettres, mais aucun I.P.R. de lecture. Cette absence signifie clairement les priorités exigées des professeurs de français. Pour enseigner ceux-ci doivent posséder un CAPES de lettres (classiques ou modernes), pas de lecture !