Les nouveaux textes officiels

Deux finalités sont fixées à l'enseignement du français au collège, que l'élève puisse former sa personnalité et devenir un ‘"citoyen conscient, autonome et responsable"’. L'objectif de l'enseignement du français au collège devient, pour l'élève en fin de troisième, la maîtrise des différentes formes de discours. Le discours est entendu comme toute mise en pratique du langage dans un acte de communication à l'écrit ou à l'oral, c'est-à-dire des différentes modalités qu'adopte la langue en situation concrète. La transmission des connaissances littéraires classiques n'apparaît plus comme une priorité de l'enseignement du français au collège. Pourtant, dans le Bulletin Officiel de l'Education Nationale du 7 mars 1996 qui exposait les projets de nouveaux programmes pour le cycle central, dès la première page concernant le français, l'adjectif "littéraire" était rappelé six fois. Le sens donné à ce mot a-t-il évolué par rapport aux Instructions de 1985

Ces Instructions citent un corpus officiel qui clive les textes en deux catégories, la littérature et les autres textes moins dignes d'intérêt parce qu'ils n'en sont pas. Dans les nouvelles Instructions, la littérature n'y est plus définie en plein, même si quelques classiques sont énoncés, mais en creux. Comme l'écrit Veck (1994, 622), ‘"Ce que l'école appelle littérature peut se caractériser à partir du problème du corpus qui lui est lié"’ 64. Dans les lectures diversifiées à réaliser au cours du cycle central on retrouve les textes littéraires entre la littérature pour la jeunesse et les textes documentaires.

Certains textes sont donc qualifiés de littéraires et s'opposent à deux autres catégories de textes qui ne le sont pas, la littérature pour la jeunesse, par le fait même de préciser le lectorat à qui on le destine, et, les textes documentaires, parce que non fictionnels. Il ne nous revient pas ici de poser la question ‘"Qu'est-ce que la littérature ? ’ ‘", d'ailleurs’ ‘ "à sotte question, point de réponse"’ (Genette 1990, 11). D'autres s'y sont attaqués, mais parfois, c'est le cas de Sartre, avec la sagesse de ne pas répondre 65. Nous manifestons seulement un certain étonnement devant les évidences assénées alors qu'elles mériteraient d'être interrogées. Les accompagnements au programme apportent une information sur les trois catégories de textes énoncées ci-dessus. Trois rubriques, la littérature pour la jeunesse, les textes du Moyen-Age au XIXe siècle choisis pour leur apport culturel, les textes documentaires recouvrent les trois types de textes. Sont donc littéraires, parce qu'ils constituent un apport culturel pour des élèves de 5e-4e, des textes du Moyen-Age au XIXe siècle. Les élèves de 5e devront ainsi lire un roman de chevalerie, un récit de voyage en relation avec les grandes découvertes, un texte théâtral du Moyen-Age ou du XVIIe, un texte de dérision critique du Moyen-Age ou de la Renaissance, un roman "bref" ou une série de nouvelles, et un ensemble de poèmes du XIXe siècle. Ces textes littéraires méritent non seulement la lecture mais aussi l'étude afin que les élèves puissent apprécier ‘"leur dimension esthétique et leur fonctionnement"’. Les oeuvres qui possèdent cette qualité esthétique sont choisies en fonction de finalités propres à l'école, en liaison avec les programmes d'histoire et d'éducation civique. Leur beauté est donc liée à leur utilité axiologique. Aussi doivent-elles sinon être lues dans leur intégralité - les textes officiels en reconnaissent la difficulté - au moins étudiées à travers quelques extraits. La littérature correspond toujours à un corpus de textes canonisés, à lire ‘"pour la formation d'une culture commune".’ Cette culture est, avant tout, celle que le lecteur lettré, ‘"lisant des textes légitimés, de façon intensive, de manière à en goûter la qualité littéraire et en retirer des enseignements"’ (Friot 1995, 12), juge indispensable.

Ce modèle de lecteur lettré se retrouve dans l'emploi d'un vocabulaire hédoniste. L'école, comme cela était déjà demandé dans les Instructions de 1985, doit développer le "goût" de lire qui conduit au "plaisir" du texte, et, aussi, susciter le "plaisir" d'écrire. Les accompagnements au programme de 6e confirment que les auteurs des nouveaux programmes ne sont pas saisis par le doute, on doit admettre que ‘"lire est une source de plaisir".’ Pourtant comme l'écrivait Barthes (1973, 83), le plaisir du texte n'est pas sûr, ‘"c'est un plaisir friable, délité par l'humeur, l'habitude, la circonstance, c'est un plaisir précaire"’. Le plaisir de lire, le plaisir d'écrire, normes d'une culture légitime confirment que, dans les nouvelles Instructions officielles, ce sont toujours des "lettrés" qui s'adressent à d'autres "lettrés" avec qui ils partagent les mêmes connivences culturelles. C'est la pérennisation du discours de "communion". La littérature, comme l'indique Reuter (1991), est tellement valorisée que ces lettrés oublient que le goût de lire est, comme le plaisir, marqué sociologiquement et interrogeable à ce titre.

Cette vision de la littérature induit un modèle de lecteur à imiter, celui du lecteur lettré, un peu comme s'il était naturel que tous les élèves, mêmes ceux qui proviennent de milieux où on connaît peu le "plaisir" de lire, devaient adhérer au jeu littéraire, à ce que Bourdieu appelle ‘"l'illusio littéraire’" 66. Avant de connaître, peut-être, le "plaisir de lire", il faut que s'instaure un rapport de qualité avec l'écrit, fruit d'un long apprentissage au cours duquel se capitalise un certain nombre de connaissances. Parler de "plaisir", c'est emprunter des raccourcis qui peuvent mener à des impasses pédagogiques et, ne pas aider les enseignants de français à régler le dilemme qui leur est ainsi posé. Faut-il contraindre les élèves à lire pour qu'ils découvrent un hypothétique plaisir, ou les aider, en s'appuyant sur leur expérience de vie, à entrer dans une culture de l'écrit qui éveille un désir de lire ?

En ce qui concerne l'écriture, l'utilisation du traitement de texte est conseillée par les nouvelles Instructions officielles : ‘"L'utilisation du traitement de texte peut apporter une aide précieuse"’ (I.O. 6e). Pour favoriser l'apprentissage de l'écriture ‘"on développe l'utilisation du traitement de texte"’ (I.O. 5e-4e). Mais dans l'Accompagnement des programmes pour ces classes du cycle central, sur les six pages qui concernent l'écriture, aucun retour sur l'utilisation du traitement de texte n'apparaît. De plus, les Instructions officielles établissent un distinguo entre écrire pour soi et pour autrui, mais sans que cet autrui ne sorte d'un flou gênant. Il est seulement indiqué dans les I.O. de 6e qu'autrui, c'est ‘"une personne désignée, groupe connu, ensemble non individualisable".’ La possibilité d'éditer les textes des élèves à destination de leur environnement en utilisant une imprimante n'est pas évoquée. Le risque des exercices proposés par les textes officiels, même s'ils manifestent de l'intérêt pour les productions des élèves, est d'enfermer les élèves dans des simulations d'écriture, où les productions ne possèderaient aucun statut social en dehors de l'école. Dans ce domaine pourtant, une stimulation des enseignants ne semble pas inutile. Dans une recherche précédente (1993), nous avons ainsi vérifié que très peu des 166 professeurs de français en classe de troisième que nous avions interrogés utilisaient le traitement de texte pour éditer les travaux de leurs élèves. Ils n'étaient que treize à en profiter.

Les permanences que véhiculent les nouveaux programmes risquent seulement d'agréger aux anciennes instructions des nouveautés intéressantes que sont les recours à la lecture cursive et à la littérature de jeunesse sans modifier fondamentalement l'approche de l'écrit. Cette inquiétude est partagée par Schneegans (1997, 63) qui a participé à l'élaboration des nouveaux programmes : ‘"Le plus délicat sera sans doute d'expliquer aux enseignants l'articulation entre la littérature de jeunesse, les textes fondateurs, l'étude des genres, l'approche des écrits documentaires et de l'image"’. Nous craignons que ‘"l'unique projet fédérateur : la maîtrise des discours"’ ne suffise pas à relier ces ‘"éléments disparates d'apparence"’. S'il apparaît difficile d'abandonner une approche lettrée de l'écrit, c'est, peut-être, parce que, comme s'interroge Chiss (1998, 27), il ne s'est pas dégagé un ‘"paradigme clairement substitutif"’ à celui qui fonctionnait précédemment, celui de la "Littérature".

La lecture cursive, c'est-à-dire la lecture dans sa forme la plus courante, entre donc dans les programmes à côté de la lecture analytique, appelée auparavant méthodique. Cette lecture silencieuse doit toujours précéder la lecture à haute voix. Cette dernière dont l'intérêt, lors de l'étude des textes, était souligné dans les Instructions de 1985 n'est plus considérée que comme une application, parmi d'autres, des compétences orales. Si, en 6e, cette lecture cursive doit porter sur des textes littéraires ou non, pour le cycle central, elle ne concerne plus que des ouvrages empruntés à la littérature de jeunesse.

La littérature de jeunesse, déjà citée dans les compléments au programme de 1985, n'était alors envisagée qu'au cycle d'observation. Dans les nouveaux programmes, son utilisation est conseillée en 6e, "au moins une lecture dans l'année", en 5e ‘, "lecture cursive de récits brefs et de romans d'aventure’", en 4e, ‘"lecture cursive de récits longs"’. Le décalage qui apparaît entre les programmes officiels et leurs accompagnements oblige à revenir sur l'élaboration des programmes. M Maquaire, alors IPR de Lettres dans l'académie de Rennes, rencontrée à Guingamp le 8 janvier 1997, en réponse à mon étonnement à ce propos, a insisté sur les deux niveaux d'élaboration. Traditionnellement, l'Inspection Générale, où s'affrontaient les Anciens et les Modernes, ces derniers s'appuyant sur la nouvelle critique, la littérature contemporaine et la linguistique, jouaient le rôle d'experts. Aujourd'hui, le Conseil National des Programmes désigné par le ministre réunit des universitaires et des personnalités qui proposent les grandes orientations. A un deuxième niveau travaillent les Groupes Techniques Disciplinaires composés d'universitaires, de représentants de l'Inspection générale, d'inspecteurs pédagogiques régionaux, de professeurs. L'écart entre programmes et accompagnement pourrait s'expliquer par ce double niveau de décision. A la lecture des premiers, on pouvait craindre de recourir à la littérature de jeunesse seulement pour proposer les mêmes exercices comme ‘"repérer les propriétés des genres narratifs" ou "faire saisir la signification d'une oeuvre dans sa globalité’" (I.O. 5e), mais sur un autre support que les textes qualifiés de "littéraires". Les accompagnements au programme, comme s'ils pressentaient cette dérive, inscrivent la lecture cursive d'ouvrages de la littérature pour la jeunesse dans un "espace de liberté" où doit régner une "grande souplesse". Le souci est très net de ne pas scolariser cette forme de lecture.

La littérature pour la jeunesse, riche de plusieurs milliers de titres, risque toutefois de connaître une certaine forme de fossilisation car les documents d'accompagnement présentent ‘"à titre indicatif, des listes d'oeuvres de qualité".’ L'inconvénient, en édifiant des listes, est de scolariser certains titres et de ne pas profiter de l'extrême variété de la littérature de jeunesse pour former les élèves au choix dans l'univers culturel de l'écrit et, ainsi, de leur permettre une réelle approche de ce genre littéraire. Les auteurs des Compléments au programme ont pourtant voulu éviter ce travers en proposant des listes fournies, deux cents titres en 6e, trois cents vingt-cinq en 5e-4e, choisis à l'issue d'une enquête auprès d'une douzaine d'organismes pédagogiques et de revues spécialisées en littérature de jeunesse. A titre de comparaison, en 1996, plus de 6656 titres jeunesse ont été publiés, dont 2492 nouveautés, au tirage moyen de 9310 exemplaires 67. La périodicité des changements de programmes, depuis le début de l'école obligatoire, comme nous l'avons déjà signalée, est de dix ans. Avant une dizaine d'années, certains de ces ouvrages auront vieilli, des nouveautés captivantes seront publiées. Françoise Mateu, responsable du secteur jeunesse aux Editions Syros, rencontrée à Guingamp le 14 mai 1997, nous signalait que certaines des oeuvres indiquées ne figuraient déjà plus à son catalogue ! Au lieu de publier des listes d'ouvrages, il serait souhaitable de former les enseignants à la littérature de jeunesse.

Les Instructions officielles offrent une permanence. Que ce soient celles de 1985, ou les nouvelles, elles sont élaborées selon une logique rigoureuse pour transformer l'élève en un lecteur qu'on peut qualifier de "lettré", un lecteur qui saura ‘"apprécier le plaisir du texte".’ Il n'est pas inutile de s'arrêter sur les évaluations nationales à l'entrée en sixième telles que les récapitulent les documents de la Direction de l'Evaluation et de la Prospective, puis de la Direction de la Programmation et du Développement au Ministère de l'Education Nationale, pour apprécier le décalage entre cette ambition et la réalité des compétences des élèves.

Tableau n°1. : Evaluation nationale à l'entrée en sixième.
Compétence
en lecture
En septembre
1994
En septembre
1996
En septembre
1997
Niveau 1 14,4% 13,6% 14,9%
Niveau 2 34,1% 39,7% 50,6%
Niveau 3 30,1% 33,2% 26,6%
Niveau 4 21,4% 13,5% 7,9%

Ces chiffres sont à rapprocher de ce qu'indique l'Accompagnement des nouveaux programmes de sixième (1996, 18). ‘"Lorsqu'ils entrent en 6e, les élèves dans leur grande majorité savent lire (...). Mais s'ils savent lire, ils ne savent pas encore tout lire, ni toutes les façons de lire"’. Si nous comparons cet extrait des textes officiels aux évaluations d'entrée en sixième, savoir lire signifie donc posséder au moins les compétences de base qui restent pourtant celles d'un liseur, pas d'un lecteur. Or les Instructions, par leur référence constante à la littérature, s'adressent d'abord à la minorité d'élèves qui, à l'entrée en sixième, maîtrise ‘"les compétences remarquables",’ c'est-à-dire à ceux qui sont déjà des lecteurs. La difficulté apparaît pour les autres qui ne le sont pas. Quelques timides avancées sur la lecture cursive ou sur la littérature de jeunesse dans les nouveaux programmes dissimulent mal une approche peu différente des anciennes Instructions de 1985, avec le même objectif, la lecture littéraire pensée comme un corpus de textes à lire, et le même modèle, le lecteur lettré. La logique reste une logique de transmission de connaissances mais non celle d'une construction d'un savoir qui aide à mieux maîtriser l'environnement dans lequel on vit. C'est oublier, comme le déclarait Meirieu aux quatrièmes Entretiens Nathan (1993), qu' ‘"en matière pédagogique, c'est très largement l'action qui permet la connaissance et il est illusoire d'attendre de maîtriser d'hypothétiques connaissances préalables, toujours lacunaires, toujours imparfaites, pour engager l'action".’

Toutefois, le programme officiel n'est qu'un cadre, à l'intérieur duquel le professeur de français a le loisir de programmer son propre enseignement. On ne peut expliquer le conservatisme des pratiques pédagogiques que nous avons observées (1993) par le seul souci de respecter les textes officiels. Ces textes ne sont pas monolithiques, et on peut pallier leurs pesanteurs en s'appuyant davantage sur leurs avancées. Le professeur de français en collège doit posséder quelques compétences herméneutiques. C'est, comme l'indique très justement Reboul (1993, 138) : ‘"A l'enseignant de programmer, à l'intérieur du programme officiel, son propre enseignement, de l'adapter au niveau de ses élèves et à leurs besoins. Si, par routine ou par contrainte, il se contente de suivre un programme établi du dehors, il abandonne sa fonction d'enseignant tout autant que s'il enseignait sans programme".’

Notes
64.

In : Dictionnaire encyclopédique de l'éducation et de la formation. Paris : Nathan Université, 1994. littérature pp. 621-625.

65.

Rancière (1998) analyse pourquoi l'essence même de la littérature est indéfinissable parce qu'elle est faite d'un jeu de contraires, de fonctions incompatibles, de principes antagonistes.

66.

"L'illusio littéraire, cette adhésion originaire au jeu littéraire qui fonde la croyance dans l'importance ou l'intérêt des fictions littéraires, est la condition, presque toujours inaperçue, du plaisir esthétique qui est toujours, pour une part, plaisir de jouer le jeu, de participer à la fiction, d'être en accord total avec les présupposés du jeu ; la condition aussi de l'illusion littéraire et de l'effet de croyance (plutôt qu' 'effet de réel') que le texte peut produire." (Bourdieu 1992 b, 455).

67.

Chiffres publiés à l'occasion du Salon du livre de jeunesse de Montreuil, le 3 décembre 1997.