La prégnance des textes classiques

Au collège, les textes qui dominent sont les textes classiques en dépit des tentatives officielles pour ouvrir le corpus de textes proposés. C'est ce que confirment Manesse et Grellet (1994, 57) : ‘"Les recommandations officielles qui, depuis 1977, incitent les professeurs à réorienter partiellement le corpus vers le non-littéraire n'ont guère été entendues".’ Pourtant, de Singly (1993) montre que la lecture des classiques n'est pas la lecture préférée des 15-28 ans puisque 66% n'en lisent jamais ou rarement.

Sont classiques, selon notre définition, tous les textes des auteurs cités dans les Instructions officielles de 1985 69. Chervel, cité par Manesse et Grellet (1994, 23), propose un sens plus limité : ‘"Sont classiques les ouvrages du passé appelés ainsi du fait de leur utilisation dans les classes, donc figurant de longue date dans les listes officielles"’. Il craint qu'on aille trop loin avec nos critères car les textes officiels peuvent, pour des raisons pédagogiques, proposer des textes qui ne sont pas pour autant sur le même plan. Il nous semble pourtant que l'inscription d'un auteur dans les prescriptions officielles lui attribue ipso facto la qualité de "classique".

La place limitée octroyée à des auteurs contemporains à la notoriété reconnue, que préférent sans nul doute les adolescents, ne nous pousse pas à les disjoindre des autres auteurs du corpus qu'on retrouve déjà, pour certains, dans des listes au XIXe siècle, mais à cette époque, ils étaient conseillés pour la lecture loisir. Le Ministère de l'Instruction publique demanda alors au Musée pédagogique d'éditer un Catalogue de livres destinés aux lectures récréatives (A.M. Chartier 1989). Dans les exemples de listes que reçut le Musée de 1885 à 1888, on retrouve ainsi des oeuvres et des auteurs qui sont toujours présents dans la liste officielle (I.O. de 1985), liste dans laquelle les enseignants doivent choisir dix des quinze ouvrages à lire pendant les quatre années du collège 70.

Etablir des listes de livres à lire constitue un exercice difficile, au XIXe comme aujourd'hui. C'est ainsi qu'au siècle passé un collège de lettrés, quelques professeurs de lycée et de faculté, des inspecteurs généraux et deux ou trois membres du comité de rédaction de La Revue pédagogique, dans l'impossibilité de se mettre d'accord, se décide à mener une "enquête objective", confiée à cette même revue auprès des directeurs et directrices d'école normale. La conception de cette enquête telle que nous la décrit Buisson (cité par A.M. Chartier et Hébrard 1989, 245) traduit bien la difficulté des lettrés à ne pas projeter leur approche lettrée sur les problèmes de la lecture : ‘"Demandez-leur de nous faire part chacun de sa propre expérience et rien de plus ; ce ne sont pas les phrases qu'il nous faut, mais des faits ; que chacun veuille bien nous dire non pas ce qu'il pense de la régénération de la France par la lecture, mais tout simplement quels ouvrages ou quelles parties d'ouvrages il a réussi à faire lire dans son école ou dans sa famille, à son entière satisfaction".’ Pour ces lettrés du siècle passé, les enfants de ces directeurs pouvaient constituer un échantillon représentatif de l'ensemble des élèves, suffisamment fiable pour bâtir ces listes d'ouvrages à lire. Il est révélateur d'un état d'esprit qui perdure encore trop souvent aujourd'hui. Les lettrés privilégient les lectures qui les ont marqués ou celles appréciées par leurs relations familiales ou amicales et voudraient que les autres les lisent parce qu'elles ont joué un rôle dans la construction de leur identité. Ils se constituent ainsi en lecteurs légitimes, c'est-à-dire, comme l'écrit Leenhardt (1988), en lecteurs universels par universalisation des normes qu'ils diffusent et imposent.

Dans notre recherche (1993), en classe de troisième, plus de 80% des ouvrages présentés et près de 70% des ouvrages étudiés, dont la lecture doit être intégrale, sont des "classiques", selon la définition donnée, qu'on retrouve aussi très présents dans les listes de livres donnés à lire aux élèves. Doit-on cette "fossilisation" des textes "proposés" aux enseignants qui s'en serviraient comme alibi pour masquer une routine pédagogique, ou à une opinion lettrée, influente parce que médiatisée, qui préfère célébrer le culte des grands esprits pour mieux refuser le présent, comme l'exprime Schlanger (1992, 78) : ‘"L'appréciation actuelle est la seule légitime, dit Horace ; néanmoins, ajoute-t-il, elle n'est pas fondée et pas fiable. C'est ce qui rend si fragile la situation du poète. Le public a un goût déplorable et les lettrés sont réticents à rendre justice aux contemporains. Leur réticence ne fait d'ailleurs que redoubler leur envie : ils n'aiment pas reconnaître la valeur des vivants et la réputation des proches. Tout joue contre le poète, puisque le moment actuel est le point de vue légitime, et ce point de vue n'est ni pur ni lucide".’

Ce choix des classiques entraîne une distorsion flagrante avec le comportement des lecteurs adultes qui privilégient les nouveautés, ce que signalent les classements des meilleures ventes de livres dans les hebdomadaires. Si comme Donnat (1990), on établit un parallèle entre les genres de lecture et les genres de musique, même dans les catégories à fort capital culturel qui constituent le public privilégié de ce genre d'ouvrages, la lecture des classiques occupe une position nettement moins en pointe par rapport à celle des autres ouvrages que la musique classique face aux autres genres de musique. C'est donc bien une forme de lecture peu pratiquée en dehors de l'école qui est préférée par les enseignants. Les contraintes du bac de français peuvent expliquer ce que Establet (1991) avait déjà remarqué, lors de l'observation des lectures lycéennes, à Marseille : les livres classiques sont les plus cités par les élèves. Faut-il penser que la préparation du bac de français nécessite de remonter encore plus en amont, au collège, et de privilégier, d'une manière très marquée, ce type de lectures ?

Notes
69.

Pour apprécier l'arbitraire de notre définition, rappelons que Calvino (1993, 7-13) propose quatorze définitions de ce mot "classique".

70.

Dans trois exemples de listes reçus par le Musée pédagogique, nous retrouvons des oeuvres inscrites dans les Instructions de 1985 : La mare au diable, Robinson Crusoé, Les Contes de mon moulin, Colomba, Le Roman de la momie, Servitudes et grandeur militaires. Parmi les auteurs : George Sand, Alphonse Daudet, Balzac pour d'autres oeuvres que celles citées dans les I.O. de 1985.