Le concept de lecturisation

Le détour par l'histoire personnelle du créateur de ce néologisme apporte un éclairage sur le concept de lecturisation. Foucambert, instituteur dans une petite école rurale de 1958 à 1968, inspecteur départemental de l'éducation nationale, puis chargé de recherche à l'Institut National de la Recherche Pédagogique, appartient à une lignée d'enseignants : son grand-père maternel, mort au front en 1915, et sa mère étaient aussi instituteurs.

Le concept de lecturisation s'oppose à celui d'alphabétisation parce que s'opposent deux écoles : celle d'aujourd'hui, encore en gestation, et, celle d'hier, l'école où ses ascendants et lui-même ont enseigné, qui est celle de Jules Ferry. Cette dernière, dont l'acte de naissance est l'article 4 de la loi du 28 mars 1882 73, aurait cessé d'exister le jour où elle s'est trouvée amputée de sa finalité de préparer le certificat d'études, vers les années 1965-1970, lorsqu'a été réalisée l'entrée de tous les enfants dans les classes de sixième des collèges. Cette école de Jules Ferry a très bien fonctionné pendant deux tiers de siècle. Foucambert (1987, 117) revient sur cette école parée, depuis quelques années, de toutes les vertus : ‘"Lorsqu'on reprend dans leur ensemble les grands principes pédagogiques de l'école de Jules Ferry : le par coeur, la discipline, le mérite, le faire-semblant, le synthétisme, on ne peut qu'admirer leur cohérence avec le projet politique qui les a mis en place. Cette école se sait et se veut une école de classe, une école pour le peuple et non une école du peuple, et chacune de ses attitudes converge vers ce but. Mais, là encore, il serait naïf d'imaginer qu'un esprit diabolique aurait déduit, à priori, ces principes de fonctionnement d'une volonté politique. Ils se sont progressivement définis autant par la logique interne de l'école que par l'attente sociale qui pesait sur elle. Les principes qui régissent le fonctionnement social ne permettent simplement pas de concevoir une autre pédagogie"’. Le projet d'alphabétisation mis en place au siècle dernier visait à doter l'ensemble des travailleurs de ce minimum qui permet d'établir une communication orale à distance, laissant à une minorité le soin d'acquérir, essentiellement par des moyens non scolaires, la possibilité d'entrer dans ce que la communication écrite a de spécifique et donc d'irremplaçable. Les penseurs et les hommes politiques de l'époque de Jules Ferry, bien qu'ils soient soucieux, par idéal républicain, de respecter les libertés de penser et de s'exprimer, enfermaient les élèves d'origine populaire dans un système linguistique, celui de la langue littéraire, celle du XVIIe siècle. Or, si on suit Todorov ‘:"Tout système linguistique renferme une analyse du monde extérieur qui lui est propre et qui diffère de celles d'autres langues ou d'autres étapes de la langue. Dépositaire de l'expérience accumulée de générations passées, il fournit à la génération future une façon de voir, une interprétation de l'univers ; il lui lègue un prisme à travers lequel (elle) devra voir le monde non linguistique" ’ 74. La norme du parler était fournie par les livres, les "grands classiques" du XVIIe. La lecture devenait l'agent majeur d'une acculturation qui ne pouvait commencer trop tôt, du moins pour la minorité d'enfants en connivence avec cette culture. Etaient ainsi exclus les enfants des faubourgs et des villages auxquels l'école républicaine fournirait les rudiments du lire-écrire-compter. Cette école primaire n'était pas l'école de tous. L'autre école, ce sont les petites classes de lycée, où l'enseignement demeure payant, et qui accueillent surtout les enfants des classes dominantes de la société.

Aujourd'hui, la répartition entre alphabétisés et lecteurs est remise en cause et contraint les systèmes éducatifs de tous les pays à reconsidérer l'enseignement de la lecture, ou comme ajoute Foucambert (1989), plus précisément à le considérer puisque, jusqu'à ces dernières années, ce n'était pas directement leur projet. C'était ainsi précisé dans un document d'information sur l'Association Française pour la Lecture (A.F.L.) dont Foucambert est l'un des animateurs : ‘"Le développement économique et l'exigence démocratique confrontent ainsi les sociétés à une ambition nouvelle qui ouvre après celle de l'alphabétisation, l'ère de la lecturisation. Une telle révolution ne se définit pas en terme défensif de lutte contre l'illettrisme d'une minorité, mais en terme de conquête pour tous de pouvoir penser, d'agir et de transformer."’ La mutation de l'environnement social, économique, politique, culturel conduit à la conception d'une autre école. Cette école doit former un lecteur.

Dans le mot alphabétisation, nous trouvons l'alphabet, l'idée d'un égrenage de lettres, de phonèmes. L'aptitude au déchiffrage clôture cet apprentissage. La lecturisation, c'est un autre apprentissage qui se substituerait à l'alphabétisation. Il doit permettre la maîtrise d'un outil que l'on fera fonctionner pour aider l'élève à se construire et construire sa connaissance du monde. Foucambert (1990, 33) exprime ainsi l'enjeu de la lecturisation : ‘"C'est cela, la lecturisation : l'entrée d'abord, non dans un mécanisme (ce qui caractérise l'alphabétisation), mais dans une fonction, celle de l'écrit comme outil pour se penser et penser le monde, et dans un réseau, celui des textes que chaque nouvel écrit convoque".’

Foucambert nous a expliqué la genèse de ce concept de lecturisation au début des année 80. D'abord, devant écrire la préface de la traduction de l'ouvrage de Smith (1980), Comment les enfants apprennent à lire, il se trouva confronté au problème de traduction du mot literacy. Difficulté qu'avaient déjà rencontré les traducteurs de l'ouvrage de Richard Hoggart, The Uses of Literacy 75, Passeron (1989) expliquera que le terme de literacy qui désigne proprement le fait de savoir lire et écrire possède une acception plus technique et plus précise que celle du terme français de culture. Foucambert voulait trouver un mot qui exprime non pas un état, mais une action et permette d'acquérir une compétence de lecteur, réfutant bien entendu le mot alphabétisation qui ne pouvait convenir.

Foucambert s'est aussi beaucoup intéressé aux écrits de Paolo Freire qui, dans la mouvance de la théologie de la libération, a voulu lier les luttes de libération en Amérique du Sud aux luttes autour de l'appropriation de l'écrit. Freire (1983), que Houssaye classe parmi les pédagogues de la fraternité, ne voulait pas séparer l'alphabétisation de la "conscientisation" : ‘"Pour que l'alphabétisation des adultes ne soit pas une pure mécanique et un simple recours à la mémoire, il faut leur donner les moyens de se conscientiser pour s'alphabétiser (...), car, au fur et à mesure qu'une méthode active aide l'homme à prendre conscience de sa problématique, de sa condition de personne, donc de sujet, il acquerra les instruments qui lui permettront des choix"’ (Freire 1983, 9). Comme le souligne Houssaye (1992), chez Freire, l'apprentissage de sa situation sociale par le groupe n'est pas une conséquence d'un savoir lire à acquérir au préalable, mais s'opère dans l'acte même d'apprentissage. Ce qui gênait Foucambert, c'était l'aspect alphabétisation qui faisait trop référence à une approche limitée de l'écrit. Là encore il éprouva le besoin de trouver un mot pour exprimer cette action d'appropriation qui transformerait le rapport à l'écrit et les rapports sociaux. L'utilisation de l'écrit à laquelle mène la lecturisation n'est plus du tout celle qui permettait d'acquérir les rudiments du lire-écrire-compter, mais correspond à une maîtrise de l'écrit qui permette de mieux comprendre l'environnement dans lequel on vit, et qui procure les moyens de le transformer si on en éprouve la nécessité. Sur le plan pédagogique, "Learning by doing", la formule de Dewey s'applique naturellement pour cette action de lecturisation. La compétence de lecteur ne s'acquiert pas par un enseignement, mais par un apprentissage, dans lequel l'enseignant essaie de mettre en place les conditions qui suscitent le besoin de lire chez les jeunes. On rejoint Meirieu (1998) qui déclare qu'il faut s'efforcer de passer d'une pédagogie des causes à une pédagogie des conditions. En conclusion à son exposé, il avait cité Antonio Machado (Campos de Castilla, 1912), et les deux vers qui suivent traduisent le "cheminement" qui pourrait être celui de l'élève vivant une politique de lecturisation. "Caminante, no hay camino. Se hace camino al andar".

Notes
73.

"L'instruction primaire est obligatoire pour les enfants des deux sexes, âgés de 6 ans révolus à 13 ans révolus".

74.

"Les anomalies sémantiques". In : Langages 1966 n°1 (cité par Crubelier 1990, 34).

75.

Françoise et Jean-Claude Garcias et Jean-Claude Passeron qui en plus rédigera la présentation.