Les indicateurs d'une politique de lecturisation

Pour rendre opératoire ce concept de lecturisation, nous avons défini six critères constitutifs d'une politique de lecturisation. Le premier critère, la non-imposition culturelle "s'impose" comme un préalable indispensable.

Une non-imposition culturelle.

Ce premier critère implique, avant d'élaborer la politique de lecturisation, d'interroger les élèves sur leurs pratiques ou leurs non-pratiques lectorales. Manesse et Grellet (1994) précisent que les enseignants ignorent largement les pratiques de lecture de leurs élèves et sont embarrassés quand on les interroge à ce sujet. De Singly (1993 a) ajoute que la démarche initiale de tout enseignant devrait être la connaissance de son public, de ce qui sait, de ce qui l'intéresse. Une enquête sur la lecture, sur tous les rapports à l'écrit, devrait donc constituer la première séance de tout enseignement du français. Encore, faut-il que ce questionnement ne soit pas cette parodie que présente Bouchard (1992, 28-29) : ‘"En français, on leur demande aussi, souvent d'indiquer les oeuvres littéraires qu'ils ont déjà étudiées, et à la perplexité qui apparaît dans bon nombre de paires d'yeux, on peut déjà se dire que la tâche sera rude. Si on va jusqu'à leur demander de citer des 'lectures personnelles', la perplexité devient affolement. 'Et si on ne lit rien, m'dame ?' Si on ne lit rien, on ne met rien, c'est l'évidence. pendant que ceux qui ne lisent rien ne mettent rien - et donc, désoccupés, commencent à bavarder -, les autres se creusent la cervelle, pour tenter d'y retrouver trace de leurs lectures. 'M'dame, Gudrun et le château maudit, c'est de qui ? - Je ne sais pas', dit le professeur, se déconsidérant. 'M'dame, le dernier livre que j'ai lu, je m'en rappelle plus du titre !' Ah, bon. Et de quoi ça parlait ? 'Ah ben je m'en rappelle plus non plus !' Soupir. Avec tout ça, la classe commence à s'agiter, il vaut mieux enchaîner. En posant d'autres questions - 'Quelles sont vos activités de loisirs ?' si on veut rester dans le domaine des banalités d'usage". ’Corinne Bouchard, agrégée de lettres modernes, enseignante en lycée et écrivain, offre un exemple de comportement ethnocentrique en ne s'interrogeant d'aucune manière sur les centres d'intérêt de ses élèves qu'elle appelle des "charançons". C'est le propre de l'ethnocentrisme, comme l'écrit de Singly (1993 a), que de penser que les autres se définissent en creux, par le rien. Ils ne vous ressemblent pas. Ils n'ont donc aucune valeur.

L'enquête sur la lecture menée par le professeur de français doit apporter une réponse à trois questions. Quelle est la culture de l'élève qu'il veut lecturiser ? Quelle est la place du livre dans cette culture ? Comment faire entrer le livre dans cette culture ?

Partir de la culture des élèves constitue une approche que refusent les nouveaux textes. L'Accompagnement des programmes de 6 e (1996, 13) indique que "pas plus qu'on ne raisonne sur rien, on ne discourt sur rien. L'objectif du programme est donc d'ouvrir à tous les élèves l'accès à un nombre limité, mais clair de références culturelles. En effet, demander aux élèves de s'appuyer sur leur culture individuelle pour nourrir l'étude des discours serait profondément inégalitaire ; certains milieux donnent par imprégnation une culture socialement reconnue, et d'autres beaucoup moins. Les oeuvres sélectionnées comme objets d'étude ont été choisises pour cette raison culturelle, en même temps que pour leur qualité littéraire : elles correspondent à un substrat commun indispensable".

Dans une charte élaborée dans le cadre d'une université d'été à Vannes (56) en juillet 1994, Actions pour le développement des pratiques de lecture et d'écriture de 10-15 ans. Nous lisons sous le titre 3 Des projets favorisant les demandes des jeunes eux-mêmes, que les projets doivent dépasser la logique de l'offre (Maquaire 1995). Il faut reconnaître aux jeunes le statut de partenaires-acteurs dans les projets élaborés à leur intention, ce qui suppose de nouveaux modes de relation éducative et pédagogique comme l'expriment fort justement Burgos et Privat (1993, 181) : ‘"Plus généralement, passer d'un modèle 'incitatif' qui s'oppose à l'unilatéralité monotone des modes de transmission scolaire et met l'accent sur la dynamique de communication à un modèle "appropriatif", suppose que le travail culturel s'inscrive dans une démarche progressive et construite, construisant une pratique de lecteur, à partir de la situation et des positions du sujet".’ Manesse et Grellet (1994) font remarquer que si ce ne sont pas les élèves qui définissent les programmes en français comme dans les autres matières, les oeuvres littéraires sont plus exposées à leur adhésion ou à leur rejet, parce qu'elles transmettent sens et valeurs dans lesquelles les élèves se reconnaissent ou ne se reconnaissent pas. Ils sont donc davantage impliqués que dans d'autres matières.

Cette reconnaissance d'une certaine liberté de choix, chez les élèves et les enseignants, s'articule mal avec une exigence des Instructions officielles, l'initiation à un patrimoine minimal commun pour une meilleure intégration à la nation, de façon à ‘"fournir les éléments essentiels d'une culture commune"’ (M.E.N. 1995, 7). De Singly (1996) rappelle que les "classiques" ont été inventés en France pour constituer des références nationales, une intégration possible des jeunes français pour lutter contre une autre forme d'intégration, celle du catéchisme de l'Eglise catholique. L'intégration à la nation, qu'on le déplore ou non, utilise aujourd'hui d'autres vecteurs que l'écrit.

On retrouve cette croyance ancienne, déjà évoquée dans la première partie, que les écrits, ici des textes "références culturelles", peuvent s'imprimer dans le cerveau des élèves "comme dans de la cire molle" et, par suite les modeler, les rendre semblables au message qu'ils auraient "avalé". Cette approche de la lecture ne nous apparaît pas réaliste quant au but visé : faciliter l' "intégration" de jeunes dans le "creuset" républicain. Nous partageons ce qu'écrit Michèle Petit (1996, 11) : ‘" 'L'intégration' ne nous semble pas tant procéder de la conformité à un modèle, de l'adhésion à une certaine conception de 'l'identité française', inoculée au fil d'oeuvres édifiantes, que de la possibilité d'accomplir un certain nombre de déplacements".’ De plus, cette conception de l'enseignement de l'écrit se révèle réductrice sur le plan éducatif. L'idée de "déplacement" rejoint ce qu'exprime Michel Soëtard (1994, 277) dans ses commentaires du texte de Pestalozzi (Mes recherches..., 1797) lorqu'il revient sur l'opposition entre Bildung et Erziehung : ‘"Si éduquer c'est faire assumer jusqu'à un certain point à l'individu naturel la contrainte et la mutilation sociales, il apparaît évident à l'auteur des Recherches que l'éducation ne se réduit pas à un processus de socialisation : il marque bien la distinction entre la formation sociale (Bildung au sens de modelage), condition nécessaire mais non suffisante de l'accomplissement de l'homme, et l'éducation (Erziehung dans l'idée de 'tirer de l'origine')".’

Il apparaît qu'obliger à lire des classiques, ‘"pour donner aux élèves des connaissances culturelles en les mettant en contact avec des textes littéraires devenus des références"’ (M.E.N. 1997, 14), ne soit pas le bon moyen de les rendre attirants car, comme l'écrit Meirieu (1993, 70) : ‘"Une éducation qui impose ses valeurs et ses savoirs se dévalue elle-même : imposer ce que l'on croit c'est toujours avouer son incapacité à le rendre désirable, c'est donc, plus ou moins, discréditer ce que l'on croit". ’

Il donc faut rompre avec l'illusion qu'il s'agit d'étendre, à toute la société, le modèle du lectorat cultivé et littéraire. Vouloir la diffusion de la lecture, c'est laisser aux élèves le choix de la multiplicité des formes de la lecture. La diffusion de la lecture doit être diversifiée. ‘"L'éloge lettré de la lecture, comme le rappelle Passeron (1991, 337), parfois véhiculé par les enseignants plus ou moins affranchis par rapport au langage lettré, sonne comme une provocation aux oreilles de ceux qui lisent à peine et avec peine". ’