Une progression organisée sur des textes qui permettent la passation des pactes faciles

La facilité en lecture peut être définie en utilisant le concept de lisibilité comme nous l'avons indiqué plus haut. Facile à lire, cela signifie lisibilité immédiate. ‘"Une oeuvre facile, comme l'écrivent Burgos et Privat (1993, 171), est celle dont l'accès n'impose pas obligatoirement l'appel à un médiateur externe, une oeuvre avec laquelle le lecteur se trouve à l'aise, de plain-pied".’

La littérature pour la jeunesse, par exemple, entre dans ces lectures faciles. Friot (1995) fait entrer dans la définition de ce genre littéraire les ouvrages publiés en première édition dans une collection pour la jeunesse, les ouvrages non destinés exclusivement à l'origine à la jeunesse mais n'étant plus publiés qu'en collection pour la jeunesse, et les adaptations pour la jeunesse d'oeuvres de la littérature classique ou générale. Nous préférons, quand nous prônons l'utilisation de la littérature pour la jeunesse, ne garder de la définition de Friot que la première catégorie de textes, c'est-à-dire les ouvrages publiés en première édition dans une collection pour la jeunesse. Plusieurs visites avec des élèves au Salon du livre de jeunesse de Montreuil nous ont montré l'extrême richesse de cette littérature, en prise directe sur les cultures des jeunes. Geneviève Brisac, écrivain et directrice de collection aux éditions l'Ecole des loisirs après avoir créé Pages blanches chez Gallimard, affirme (dans le n°5 d'Enseignant magazine de janvier 1998) que, pour s'adresser aux jeunes, il faut avoir ‘"une certaine insolence, un certain goût de la provocation, un certain rapport à sa propre enfance"’ et ne plus penser, comme avant 1970, que ‘"les enfants n'avaient rien à savoir de la politique, de la sexualité ou de la méchanceté des hommes".’

Si l'on a pris conscience que les publics les moins lisants sont des publics qui ne savent pas lire, au sens exigé par la lecture rapide et soutenu de livres longs, on doit se féliciter, on doit encourager toute lecture quelle qu'elle soit, comme le soutient Passeron (1991), puisque rien n'est inutile dans ce qui intensifie le contact avec l'écrit et qui par là, fait franchir quelques étapes dans l'appropriation de cette compétence "polymorphe" qu'est la lecture. En matière de familiarisation avec la chose écrite, ‘"il n'y a pas de petits profits".’ En favorisant les lectures, quelles qu'elles soient, on fait progresser la facilité à lire vite et beaucoup. Il existe une circularité entre motivation de lecteur et compétence de lecteur. Comme l'affirme l'Institut Suisse de Littérature pour la Jeunesse, ‘"seule une capacité de lecture suffisante permet l'accès au livre et motive la lecture Seuls des textes intéressants et faciles à lire motivent une lecture spontanée. Et seule une lecture spontanée développe à son tour une bonne capacité de lecture, grâce à laquelle celle-ci devient subjectivement plus attractive"’ (1988).

Mais s'appuyer sur des lectures faciles c'est risquer de s'enfermer dans des textes avec lesquels on ne peut passer que des monopactes. Passeron (1987, 58) rappelle ce qu'est un pacte de lecture : ‘"Un pacte, c'est la manière dont on prend un message : c'est l'élargissement de la notion de circonstances que les linguistes utilisent en la limitant aux conditions spatio-temporelles de la situation d'énonciation à connaître pour comprendre la signification de l'énoncé"’. Pour que la lecture s'instaure, il faut que s'établisse un "pacte", certains parlent de "contrat", entre le contenu du livre et le lecteur, entre ce qu'attend le lecteur et ce qu'on lui propose, que le lecteur entre dans la trame du récit, même s'il conserve sa distance. Le pacte, comme le soutient Passeron, se situe au niveau du récit. Celui-ci doit faire appel à un "référentiel". On ne peut lire que si l'on reconnaît dans les récits des éléments que l'on connaît déjà. Ces "pactes", ces "contrats" sont liés aux attitudes, aux rapports au monde, aux conditions de vie des individus. Lire des textes, c'est donc avoir sa manière de lire, en fonction de sa connaissance des conventions propres à chaque texte, mais aussi de ses intérêts dans une situation donnée.

La littérature populaire sait nouer "le contrat de lecture" dès la première prise de contact du lecteur avec le livre par une sorte de "code", son mode d'emploi en fait, disposé à la lisière du roman, qui rassemble toutes les informations relatives à l'état-civil du livre, et anticipe le texte dont il renforce la valeur marchande. Cette importance capitale du paratexte apparaît à Couégnas (1992, 120) comme le critère définitoire le plus évident de la "paralittérature". La facilité à lire ce type d'ouvrage provient de "cette impression de déjà vu, de déjà lu, sans que jamais le texte n'égare le lecteur, sans que jamais le sens ne s'égare ; on nous explique comment lire".

L'enseignant, soucieux de promouvoir la lecture, peut aider les élèves à connaître les conditions du pacte. En particulier, leur apprendre à s'arrêter sur les contrats auteur/lecteur, sur la frange du texte imprimé qui "commande" toute la lecture avec le nom d'auteur, le titre, le sous-titre, le nom de collection, le nom d'éditeur, les préfaces. Ainsi le lecteur pourra décrypter le type de contrat qu'on entend lui faire conclure. Il entrera alors dans la lecture en connaissance de cause.

La distinction de Passeron (1987, 58) entre "le pacte d'assouvissement" et le "pacte littéraire" clarifie cette notion de pacte et son apport dans une pédagogie de la lecture. Le "pacte d'assouvissement" est le plus facile à nouer. Aussi est-il, sans doute, le plus fréquent, car il exige le moins de préconditions : ‘"Les pulsions et les fantasmes, chacun les possède déjà sans avoir besoin de les former à travers des expériences antérieures de familiarisation avec les textes. On connaît tout du texte".’ Passer un pacte littéraire apparaît plus complexe. ‘"La lecture littéraire est référentielle : l'attente doit être constituée par rapport à une expérience déjà existante, non pas de textes épars mais d'un système de la littérature et dans les cas les plus exigeants, de l'histoire complète de la littérature afin que ce texte prenne son sens et produise un effet littéraire... C'est ce qui se construit entre les textes, dans leur mise en relation et en réseau, qui rend possible la lecture de type littéraire"’ 76.

Les "petits lecteurs", souvent de classes populaires, comme le précise Passeron, sont les plus démunis car ‘"lecteurs d'un seul pacte"’ ; ils sont en deçà ‘du "pacte narratif"’, désarmés par tout changement de ton ou d'objectif du texte, qu'ils ressentent comme une rupture avec leur type de narrateur individuel. Plus le lecteur est expérimenté, plus il dispose d'un éventail de niveaux de lecture, plus il lui est aisé de passer d'un pacte à l'autre.

Il apparaît que progresser sur des lectures faciles, ce n'est pas enfermer les élèves dans ce type de lecture. Aussi, il semble plus formateur de se diriger vers des textes avec lesquels on pourrait nouer un pacte facile mais qui permettent la passation d'autres pactes, qui autorisent, pour reprendre la belle image de de Certeau (1980), un "braconnage", donc de promouvoir des textes qui proposent plusieurs pactes possibles de telle façon qu'ils autorisent des transgressions de pacte. C'est une donnée qu'il ne faudrait pas oublier en diffusant l'information sur le monde de l'écrit.

Notes
76.

C'est aussi ce qu'affirme Reboul (1993, 89) : "Comprendre une oeuvre littéraire, c'est l'insérer dans un réseau de relations, d'abord avec l'oeuvre totale de l'auteur, ensuite avec l'époque où elle est née, enfin avec l'époque antérieure contre laquelle, le plus souvent, elle réagit ; ainsi, une oeuvre romantique est une oeuvre anti-classique ; il faut donc connaître, pour la comprendre, et le classicisme, et la vision qu'avaient les romantiques du classicisme".