La remise de clés d'entrée dans le monde de l'écrit

Ce monde de l'écrit possède son code qui a besoin d'être explicité. Ne serait-ce, par exemple, que le système de classification très souvent utilisé dans les C.D.I. et les bibliothèques. Petrucci (1997, 408) rappelle que la classification en dix catégories, avec sa hiérarchie, philosophie et religion en tête, imaginée par Melwil Dewey en 1876, peut être considérée comme une illustration de la permanence de mécanismes de contraintes qui ‘"régulent la diffusion du livre, sa circulation, et son usage même"’. Cette classification reflète une vision du savoir, historiquement datée, et elle n'est pas neutre.

Expliquer aux élèves tout ce qui code l'environnement de l'écrit peut les aider à interroger et, s'ils le désirent, à refuser des évidences qu'une civilisation de lecteurs impose comme "naturelles". Dans cette civilisation, ajoute Bourdieu (1985), il reste énormément de pré-savoirs qui ne se véhiculent pas par la lecture, mais qui pourtant l'orientent car, si la lecture est très souvent énoncée comme une expérience personnelle, le plus souvent du domaine de l'intimité, elle constitue pourtant l'aboutissement d'une série d'échanges.

Pour un lecteur, se repérer dans un étalage de livres ou dans le catalogue d'un éditeur, s'orienter dans une bibliothèque ou une librairie ne posent aucun problème, il est "chez lui". Le non-lecteur risque de ne pas "se sentir à sa place" dans les lieux d'offre d'écrit, un peu comme le père de la romancière Annie Ernaux (1991, 111-112), même, si aujourd'hui, l'accueil dans les bibliothèques publiques est plus chaleureux : ‘"J'avais douze ans, avec mon père j'ai monté le grand escalier de la mairie. On a cherché la porte de la bibliothèque municipale. Jamais nous n'y étions allés. Je m'en faisais une fête. On n'entendait aucun bruit derrière la porte de la bibliothèque municipale. (...) C'était silencieux (...). Deux hommes nous regardaient venir depuis un comptoir très haut barrant l'accès aux rayons. Mon père m'a laissé demander : 'On voudrait emprunter des livres.' L'un des hommes aussitôt : 'Qu'est-ce que vous voulez comme livres ?' A la maison, on n'avait pas pensé qu'il fallait savoir d'avance ce qu'on voulait, être capable de citer des titres aussi facilement que des marques de biscuits. On a choisi à notre place, Colomba pour moi, un roman léger de Maupassant pour mon père. Nous ne sommes pas retournés à la bibliothèque. C'est ma mère qui a dû rendre les livres, peut-être avec du retard". ’

Thiesse (1984, 30) explique que si l'expansion de la lecture n'a pas été accompagnée d'un accroissement parallèle des librairies, c'est dû aux ‘"difficultés des lecteurs non cultivés à pénétrer dans des lieux où ils peuvent à tout instant être exposés au ridicule de l'ignorance et se trouver égarés dans un domaine dont ils n'ont pas la maîtrise pratique"’. Aussi préfèrent-ils se fournir ailleurs, en grandes surfaces, dans les kiosques de gares ou dans le catalogue France-Loisirs. Le succès de ce dernier moyen est à rapprocher de celui, aux siècles passées, de la diffusion par colportage qui apportait le livre dans le cadre de vie quotidienne. Les effets d'auto-exclusion engendrés par le sentiment d'indignité culturelle constituent une réalité dont il faut aussi tenir compte dans la mise en oeuvre de toute politique de lecture.

L'information associée à une offre culturelle garde toujours une part d'implicite. En cela, elle diffère de l'aspect ou de l'intitulé des produits d'une grande surface. Il est donc indispensable d'expliciter. La lecture, donnée souvent comme accessible à tous, nécessite de nombreuses médiations. Le rôle de l'enseignant sera d'aider l'élève à se constituer un capital de connaissances pour dépasser tout l'implicite qui existe autour du livre. Pour de Singly (1989), les enseignants devraient insister davantage sur le repérage des livres : titre, auteur, collection, ou éditeur. Ce réflexe culturel est peu acquis. Apprendre l'identité d'un livre n'aura pas pour effet d'accroître automatiquement le niveau des investissements dans la lecture, mais rendra possible par la mémorisation progressive, une certaine accumulation de savoir indispensable au plaisir de lire. Un titre, le nom d'un auteur, d'une collection, d'un éditeur, c'est autant de références qui permettent d'aborder un livre en anticipant ce qu'il peut apporter. Le manque de familiarité avec la chose écrite, sa difficulté à se repérer dans la diversité de l'écrit sont des obstacles difficilement surmontables pour le liseur. De plus, comme l'indique Bahloul (1988, 111), les informations que diffuse l'école sont non capitalisées et ‘"ne permettent pas une connaissance conduisant à la construction de cette curiosité qui permet le choix d'un livre".’ Exercer les élèves à se repérer, spatialement et culturellement, dans l'espace des livre apparaît comme une nécessité si l'on a pour objectif de promouvoir les pratiques de lecture. En 1982, déjà, le rapport de Pierre Vandevoorde sur Les bibliothèques en France évoquait le nécessaire apprentissage d'un libre recours au livre, étayage minimal pour une pratique de lecture qui puisse se prolonger au-delà de la vie scolaire.