Lecturisation et "fabrication du lecteur"

Ce terme de "fabrication" emprunté à Schön (1993) exclut toute idée de conditionnement. Nous l'utilisons pour souligner l'enjeu de la politique de lecturisation. Cette politique s'intègre au temps du collège qui constitue une étape importante, peut-être même déterminante dans ‘la "fabrication du lecteur".’

Dans l'Emile, Rousseau présente la période de 12 à 15 ans comme une phase médiane supérieure à la fois à ce qui précède et à ce qui suit, ‘"parce qu'alors, comme commente Lejeune (1975, 149), les possibilités de progrès l'emportent de beaucoup sur les exigences du besoin".’ Ainsi, dans le Livre III de l'Emile, cette période de 12 à 15 ans correspond à ‘"cet intervalle où l'individu peut plus qu'il ne désire, bien qu'il ne soit pas le temps de sa plus grande force absolue, est comme je l'ai dit, celui de sa plus grande force relative. Il est le temps le plus précieux de la vie ; temps qui ne vient qu'une seule fois ; temps très court, et d'autant plus court comme on verra dans la suite, qu'il lui importe de le bien employer"’. Le temps du collège correspond à une étape importante du développement du jeune. C'est ce que confirme aussi Meirieu (1993, 140) : ‘"Entrant en sixième encore enfants et accompagnés par leurs parents, ils en sortent presque adultes, ayant déjà pour beaucoup, expérimenté les "choses de la vie", ayant déjà largement construit leur propre rapport à l'environnement, à leur sexualité, à l'argent, aux savoirs mêmes... Même si, sociologiquement on sait que beaucoup de choses sont jouées à l'entrée en sixième, il semble, à observer les élèves de cette classe, que tout reste possible pour eux. Et même si l'on sait, avec autant de certitude sociologique, que bien des modifications peuvent intervenir après la troisième, il n'en reste pas moins vrai que quiconque rencontre une classe de troisième a le sentiment d'avoir en face de lui des hommes et des femmes à peu près définitifs".’

Dans son étude sur la "fabrication du lecteur", Erik Schön (1993), fait ressortir que la puberté, de 11-12 ans à 14-15 ans, constitue sans aucun doute le stade le plus marquant du processus qui conduit à devenir lecteur. Schön a interrogé, en plus d'un échantillon de 447 écoliers et lycéens âgés de 13 à 20 ans soumis à un questionnaire, 340 jeunes allemands sur leur expérience de la lecture. Il leur a demandé de rédiger une manière d' ‘"autobiographie de lecteur". ’Il s'agissait d'étudiants, pour l'essentiel, en première année de langue et de culture allemandes. Il n'a donc pas travaillé sur un échantillon représentatif de la population jeune dans son ensemble. ‘"En travaillant sur ces autobiographies de lecteurs, mon intention était en fait d'analyser tout particulièrement les souvenirs d'enfance et d'adolescence de ces jeunes gens dont on peut faire l'hypothèse qu'ils ont définitivement acquis le goût de la littérature" ’(p. 18). Ces adolescents qui, devenus adultes, ont gardé l'habitude de lire régulièrement sont tous passés à la puberté par une ‘"furieuse manie de lecture".’ Et cette phase a joué un rôle important dans leur socialisation littéraire. Pour Schön, il est exceptionnel de rencontrer des grands lecteurs ayant attendu l'âge adulte pour découvrir que lire leur était essentiel et, il est de même exceptionnel de rencontrer des lecteurs assidus ayant depuis toujours entretenu avec la lecture un rapport raisonnable, contrôlé, équilibré. C'est donc, d'après Schön, à l'âge qui correspond aux années de collège que se "fabrique" le lecteur.

Les cours de français au collège peuvent donc participer à cette "fabrication" de lecteur... s'ils répondent aux attentes des jeunes. Dans la synthèse finale de son travail de recherche sur les jeunes et la lecture, de Singly (1993 a) indique d'ailleurs qu'un enseignement de français jugé intéressant par les collègiens et les lycéens constitue un élément décisif dans la socialisation de la lecture. Il précise que deux tiers des étudiants et des jeunes actifs à qui cet enseignement plaisait beaucoup et un quart de ceux qui l'appréciaient peu ou pas du tout lisent maintenant au moins un livre par mois. L'école peut intervenir dans les deux directions qui aident l'élève à devenir un lecteur, le franchissement du seuil technique qui permet la lecture rapide, car le déchiffrage correspond à une compétence de liseur, et la capitalisation de connaissances qui donnent accès et sens au monde de l'écrit.