Le temps de la séduction

Pour attirer les élèves vers le livre, les activités développées 77, qui valorisent la rencontre, nécessitent une collaboration du professeur de français avec les documentalistes des C.D.I. ou les personnels des bibliothèques publiques, des contacts avec les libraires et les maisons d'édition, des rencontres avec les auteurs. On sait ce qu'il faut entreprendre, même si on ne l'applique pas ou peu, ou le plus souvent sans cohérence théorique avec le reste des exercices généralement effectués en classe. De nombreuses expériences ont été relatées dans les journaux pédagogiques ou dans des livres, ne citons que celui de Poslaniec (1990) Donner le goût de lire qui proposent diverses activités.

Deux modes d'appropriation des textes peuvent être proposés aux élèves, l'un fonctionne sur l'identification, l'autre sur la distanciation. Dans la première partie de La distinction, critique sociale du jugement, Bourdieu (1979) oppose l'esthétique populaire et celle la bourgeoisie. Celle des classes populaires repose sur la participation directe, l'identification, l'investissement "naïf" du récepteur. L'esthétique bourgeoise met en avant la mise en distance et la recherche formelle. Le rôle de l'école est de permettre à ceux qui restent longtemps d'intégrer ces critères de non-utilité directe, de non-figuration de la vie que l'oeuvre d'art, selon cette seconde lecture, impose. C'est cette dernière disposition esthétique que le lycée, mais aussi le collège, s'efforcent de transmettre. Il n'est pas certain, alors que, depuis la réforme de1975, le collège accueille tous les enfants, que ce soit la meilleure approche pour diffuser les pratiques de lecture.

Schön (1993) a montré que les expériences positives de lectures faites dans le cadre scolaire sont souvent celles où les lecteurs ont préservé leur "capacité d'identification", même si cela signifie par ailleurs, selon les critères esthétiques appliqués en littérature, que le sens des textes et donc le but de cet enseignement échappent nécessairement à ce niveau de lecture insuffisant et sans vraie compétence. Dans son étude de la lecture "populaire", Lahire (1991) a souligné l'invariant des modes d'appropriation des textes dans les milieux populaires, c'est-à-dire la volonté d'ancrage de la lecture dans une autre réalité textuelle ou littéraire, dans une configuration pratique, dans un espace connu, vécu, dans une expérience passée ou présente ou dans le "réel". C'est pour cela que le "thème", le "sujet" et les effets produits par le style et/ou par le contexte sont beaucoup plus mis en avant que l'auteur, le style, et que ne sont jamais mentionnés lorsqu'il s'agit de romans, les courants littéraires ou les maisons d'édition. ‘"Cette lecture pragmatiquement ancrée s'oppose à toutes les formes de lecture littérairement ancrée, qui prennent sens par référence à d'autres lectures dans un fonctionnement de références littéraires relativement autonomes"’ (Lahire 1991, 10).

L'étude littéraire, à travers l'analyse et l'interprétation méthodique, impose quant à elle la distanciation et empêche l'identification d'opérer. L'enseignement de la "littérature" rend difficile toute approche naïve des textes, celle qui justement autorise la lecture à rester simple divertissement. Schön (1993, 35) insiste sur ce qui apparaît comme une aporie : ‘"Les lectures effectuées dans le cadre scolaire doivent-elles, eu égard aux thèmes développés dans les textes, répondre aux besoins des élèves ? Faut-il plutôt penser que les cours de littérature ont pour objet d'inculquer des connaissances et des compétences esthético-littéraires et historico-littéraires ? Qu'ils doivent viser à encourager et stabiliser la motivation à lire ? Peut-être faut-il accepter de reconnaître que ces différents objectifs sont largement incompatibles. Et que les compétences en matière de réception des textes littéraires, soit celles qui permettent d'aborder la littérature de façon esthétiquement adéquate, ne sauraient s'acquérir en dehors de la "contrainte",’ par ailleurs responsable, bien sûr, de la perte de la motivation à lire. Chez les individus jeunes, cette disparition n'est parfois que temporaire ; mais elle peut aussi devenir permanente. L'enseignement de la littérature trouverait-il là son aporie ? ".

Les 340 étudiants interrogés par Schön, pour l'essentiel, en première année de langue et de culture allemandes, devenus adultes, qui ont gardé l'habitude de lire régulièrement, sont tous passés à la puberté par une ‘"furieuse manie de lecture" où ils faisaient jouer leur capacité d'identification. Burgos (’1994) précise par ailleurs que ce qui semble importer le plus aux jeunes, c'est l'effet de captation et l'impact émotionnel de la lecture. Ils veulent surtout être saisis, accrochés, captivés au point de ne plus pouvoir échapper à l'histoire 78. Cette phase a joué un rôle important dans la socialisation littéraire des étudiants interrogés par Schön. Chez l'adolescent, l'identification apparaît comme un fort stimulant lectoral. Proposer aux élèves des textes qui facilitent cette identification ne semble pas inutile.

Au collège, promouvoir la lecture et enseigner la "littérature" apparaissent comme difficilement synchroniques si on veut privilégier la capacité d'identification des élèves pour leur donner le désir de lire. Sont-ils trop jeunes? s'interrogent Manesse et Grellet (1994) pour qui il ne semble pas qu'au niveau du collège parvienne à se constituer l'idée du texte comme production esthétique, ne permettant pas ainsi l'accès à la ‘"beauté de l'écriture" ’ 79. Dans leur enquête auprès des élèves de la classe de première qui participaient au "Goncourt" des lycéens, Burgos et Privat (1993) ont relevé dans une majorité de réponses que le cours de français apparaît comme le lieu de bien des scléroses parce qu'il prétend enseigner la littérature hors du contact personnalisé au texte.

La culture de l'écrit se construit nécessairement sur des lectures. Ne pourrait-on, au collège comme au lycée, s'appuyer sur des textes qui préservent la capacité d'identification des élèves, puis les aider à mettre en réseau toutes leurs lectures pour qu'ils puissent ensuite élargir leur choix. Cette phase identificatoire qui, à l'adolescence doit stimuler le désir de lire, n'est pour les lecteurs questionnés par Schön, qu'une étape dans le long processus qui conduit à cette capacité sinon de "lecture virtuose" comme la qualifie Chartier (1985), du moins à celle qui permet de s'approprier des textes différents. L'enquête de Lahire (1991) montre que chez certains, on ne sort pas de cette phase identificatoire. Mais développer ses compétences de lecteur ne signifie pas aller obligatoirement vers la lecture littéraire des textes littéraires. Nous n'entrons pas dans le jeu de hiérarchisation des textes même si nous n'affirmons pas qu'ils se valent tous. Nous suivons totalement ce qu'écrit Chartier (1992) à ce propos. Certains textes, mieux que d'autres, n'épuisent jamais leur force de signification. Ils sont "équivoques et inépuisables" comme le disait Aron de Marx : ‘"Pour le comprendre, il est un peu court d'invoquer l'universalité du beau ou l'unité de la nature humaine. L'essentiel se joue ailleurs, dans les rapports complexes, subtils, mobiles, noués entre les formes propres des oeuvres (symboliques ou matérielles), inégalement ouvertes aux appropriations, et les habitudes ou les inquiétudes de leurs différents publics"’ (Chartier 1992, 10).

Développer les compétences de lecteur, c'est permettre à l'élève de choisir ses lectures et sa façon de lire. Aussi c'est l'aider à dépasser cette phase identificatoire, essentielle dans un premier temps, moteur de progrès en lecture, car elle multiplie les contacts avec le livre, pour qu'il ne reste pas prisonnier d'un seul type de lecture. Le concept de pacte littéraire que nous avons présenté nous semble utile pour envisager ce cheminement.

Notes
77.

Jean-Maurice Rosier (1993, 48) donne quelques exemples de ces activités : "Visiter une bibliothèque, et ce dès les classes inférieures du collège, interviewer un libraire, répertorier les livres vendus dans les grandes surfaces, lire un catalogue éditorial ou une publicité littéraire, comprendre un contrat d'édition, inviter des écrivains en classe, établir la topographie des lieux culturels d'une ville sont des démarches nécessaires et désacralisantes.

Entrer chez un libraire, choisir un livre, lire une couverture sont des savoirs-faire qui transformeront les élèves, lecteurs ou non, en acteurs et en usagers de l'espace culturel. La connaissance de la sphère culturelle et de ses barrières institutionnelles déculpabilise nos élèves de leurs méconnaissances par la reconnaissance des difficultés d'accès à la littérature".

78.

"On se souvient des flots de larmes que fit naguère verser le Werther de Goethe. L'émotion, catégorie difficile à manier lorsqu'on parle littérature, n'est cependant pas un élément conjoncturel, qu'on pourrait, par exemple, rattacher à la seule manière romantique de lire ou de tenir son public. L'émotion est bien plutôt, dès la théorie aristotélicienne de la catharsis une des dimensions essentielles de la relation de lecture, de ce commerce avec les fantômes que toute lecture accepte d'entretenir" (Burgos, leenhardt 1993, 90).

79.

Erik Orsenna déclarait lors d'un colloque sur Pierre Loti, à Paimpol (Côtes d'Armor), le 22 juillet 1993 : "Je suis un lecteur moyen de Loti. Ce sont des livres que l'on a un peu gâchés en les lisant trop jeune. Parfois ces textes sont aussi associés à des dictées".