CHAPITRE I.
L'HABITUS LECTORAL.

Certains élèves accèdent plus aisément que d'autres au monde de l'écrit. Les enquêtes, comme celle de de Singly (1989), soulignent le rôle que joue l'origine socio-culturelle des élèves. Certains sont témoins et acteurs d'une utilisation de l'écrit dans leur milieu familial. Ainsi ils observent les recours au livre de la parentèle et les échanges verbaux qui les accompagnent, ils bénéficient ou ont bénéficié de lectures, ils participent à des rites autour du livre, reçu, par exemple, en cadeau pour une fête ou un anniversaire, ils s'approprient les espaces d'offre de lecture, bibliothèque ou librairie, après s'être familiarisé avec l'objet livre dans l'environnement familial. Une lente imprégnation conditionne donc leur apprentissage de lecteur. Ils accumulent les connaissances qui donnent accès au code implicite de l'écrit en même temps que se renforce la croyance dans "l'intérêt" de la lecture. Cette croyance est déterminante car liée à cette loi tendancielle des conduites humaines évoquée par Bourdieu (1997, 257) ‘"qui fait que l'expérience subjective de profit tend à se proportionner à la probabilité objective de profit (et) commande la propension à investir (de l'argent, du travail, du temps, de l'affectivité, etc)".’ Les chances de succès des investissements dans la lecture s'apprécieront à travers les exemples parentaux et amicaux où seront observées la place donnée à la lecture dans le travail et les loisirs et toutes les satisfactions qui en sont tirées. Il n'est pas alors surprenant que certains élèves aient envie de lire et qu'ils deviennent les lecteurs aux "compétences remarquables" que l'école sait si bien accueillir.

Le désir de lire et, plus encore, la construction d'un rapport de qualité avec l'écrit exigent une compétence et une croyance préalables acquises par et autour des pratiques de lecture. C'est cet acquis préalable et indispensable que recouvre l'habitus lectoral souvent employé dans les écrits sur la lecture. Mais, prenant le plus souvent à la lettre les propos de Bourdieu qui voit le principal intérêt de l'habitus dans les services qu'il est capable de rendre, les auteurs de ces écrits se satisfont des développements très fouillés que son "promoteur" a consacré à ce concept. Comme le rappelle Mendras (1989), l'habitus est pour Bourdieu simplement une hypothèse d'analyse et un moyen pour étudier un certain nombre de traits fondamentaux et de mécanismes de transmission. C'est un instrument opératoire et non pas simplement une description plus ou moins approchée d'une certaine réalité. Mais si utile que soit ce concept sur le strict plan opératoire pour la compréhension des pratiques ou des non pratiques de lecture, nous pensons, avec Héran (1987, 392), que ‘"la structure opératoire d'où le concept tire son sens ne se situe pas toute dans le contexte d'emploi, mais se trouve incorporée pour une part au concept lui-même".’ Aussi, avant de définir l'habitus lectoral, ce système de dispositions à être un lecteur, il est nécessaire de s'arrêter sur l'habitus tel que Bourdieu le conçoit, mais aussi sur les origines plus lointaines de ce concept qui éclairent la permanence de ce médiateur entre l'acte et la puissance, ‘"cette sorte de transcendantal historique"’ qu'est l'habitus (Bourdieu 1992 b).

La difficulté avec l'habitus, sur un plan expérimental, c'est qu'il n'est pas observable directement. Comme l'écrit Héran (1987), ‘"on ne peut pas commencer par la description de l'habitus"’, tout part de "l'actus". L'habitus correspond à une habileté acquise que l'on peut étudier lorsqu'elle est. acquise. Dans notre espace de recherche, c'est-à-dire l'école, il va falloir repérer la réalité d'un habitus lectoral chez les élèves. Pour savoir si les élèves que nous interrogeons possèdent cet habitus, nous vérifierons d'abord s'ils sont des lecteurs selon l'idéal-type du lecteur scolaire. Ensuite, par induction, nous nous efforcerons de discerner la genèse de l'habitus lectoral de chacun d'entre eux et d'évaluer ce qu'il peut devoir à l'enseignement du français au collège.