L'habitus selon Pierre Bourdieu.

Bourdieu n'est pas le premier sociologue à utiliser ce mot mais ses prédécesseurs n'en ont fait qu'un usage limité. Citons cet extrait du cours de Durkheim pour l'année 1904-1905 qui introduit le concept d'habitus pour exposer la rupture des premières formes de scolarisation chrétienne avec l'éducation antique : ‘"Pour être chrétien, il ne suffit pas d'avoir appris ceci ou cela, de savoir discerner certains rites ou prononcer certaines formules, de connaître certaines croyances traditionnelles. Le christianisme consiste essentiellement dans une certaine attitude de l'âme, dans un certain habitus de notre être moral. Susciter chez l'enfant cette attitude, tel sera donc le but essentiel de l'éducation"’ (Durkheim 1990, 37). Weber emploie, comme le rappelle Héran (1987), une quinzaine de fois le terme d'habitus pour exprimer la transformation systématique de l'habitus physique par l'ascèse religieuse. Weber, comme Mauss d'ailleurs, en employant ce mot, pensent surtout à l'emploi qui en est fait dans le vocabulaire médical ‘"pour désigner l'apparence extérieure en tant qu'elle traduit un état général du sujet"’. Héran ajoute que Durkheim tout comme Weber soulignaient le rôle des habitudes au sens ancien du terme. Le behaviorisme abandonna le sens large de l'acception ancienne pour confiner le mot habitude dans un sens "mécaniste et déterministe", ce qui conduisit les sociologues à délaisser la notion. C'est pourtant, selon Héran (1987, 390), dans la lecture de Weber qu'il faut chercher l'élément moteur de l' "invention sociologique" de l'habitus par Bourdieu : ‘"On sait avec quel succès Max Weber dissociera ethos et Ethik : le mot grec "double" le mot ordinaire (lui-même un mot savant tiré du grec, ce qui crée d'emblée les conditions de la paronymie) afin de mettre en évidence un principe systématisant les conduites en deçà des morales expresses et par delà les frontières établies entre l'éthique et l'économie".’

Même si Bourdieu avait déjà parlé d'habitus, mais aussi d'hexis, dans l'article Célibat et condition paysanne (1962), ce concept est véritablement introduit en 1967 dans une postface à l'ouvrage d'Erwin Panovsky, Architecture gothique et pensée scolastique. Ce dernier s'attache à montrer l'influence de la pensée de Saint Thomas d'Aquin sur l'architecture gothique, la structure du raisonnement thomiste relevant de la même structure que la voûte gothique où les poussées de force opposée s'équilibrent à la clef. Bourdieu utilise donc le terme d'habitus pour rendre raison de l'effet de la pensée scolastique sur le terrain de l'architecture. Dès La reproduction (1970), le concept d'habitus apparaît primordial dans l'oeuvre de Pierre Bourdieu. Par la suite, il reviendra très souvent sur ce concept dont il élargira le domaine d'action et qu'il définit ainsi dans Le sens pratique (1980, 88) : ‘"système de dispositions durables et transposables, structure structurée prédisposée à fonctionner comme une structure structurante, c'est-à-dire en tant que principe générateur et organisateur de pratiques et de représentations".’

Mais Bourdieu fait un usage assez diversifié du concept d'habitus. Parmi les habitus qu'il mentionne, certains sont plus contraignants que d'autres. De plus, comme l'indique Chauviré (1995), c'est un concept qui a évolué avec le temps dans l'oeuvre de Bourdieu : ‘"Comparé tout d'abord à une compétence chomskyenne génératrice, l'habitus semble avoir aujourd'hui perdu toute connotation mécaniste involontaire"’ (p. 551). Dans Méditations pascaliennes (1997), il confirme des écrits précédents en réaffirmant que le concept d'habitus a pour fonction primordiale de rappeler que nos actions ont plus souvent 80 pour principe le sens pratique que le calcul rationnel. Le "plus souvent" n'interdit pas la probabilité d'accéder à une action rationnelle.

Depuis que Bourdieu utilise ce concept, il a toujours insisté sur son principe d'invention.

Notes
80.

C'est nous qui soulignons.