L'habitus, la "voie moyenne" entre l'agent et la structure

Dans de nombreux écrits, Bourdieu (1992 b, 253) a indiqué qu'il recourait à la notion d'habitus pour trouver une voie moyenne entre l' "objectivisme" reproché aux structuralistes, et le "spontanéisme" des philosophies du sujet : ‘"Il m'a semblé que le concept d'habitus, depuis longtemps tombé en déshérence, malgré nombre d'emplois occasionnels, était le mieux fait pour signifier cette volonté de sortir de la philosophie de la conscience sans annuler l'agent dans sa vérité d'opérateur pratique de constructions du réel"’. Il s'agit d'échapper tout autant à la philosophie du sujet, sans sacrifier l'agent, qu'à celle de la structure, sans renoncer à prendre en compte les effets qu'elle exerce sur l'agent à travers elle. L'agent ne peut être réduit au seul rôle de support ou de porteur de la structure. Bourdieu (1987) veut réintroduire les agents que le structuralisme - sont cités Levi-Strauss et Althusser - réduits à l'état de "simples épiphénomènes de la structure", mais non le sujet de la tradition "humaniste", qui est supposé agir uniquement en fonction des intentions qu'il connaît et qu'il maîtrise, et non des causes déterminantes dont il ignore tout et sur lequel il n'a aucune prise réelle.

Bouveresse évoque la proximité de Bourdieu avec Wittgenstein. Pour ce dernier, comme l'écrit Bouveresse (1995, 580), ‘"la solution ne consiste certainement pas non plus à choisir entre la notion philosophique traditionnelle du sujet parlant et agissant et l'idée des dispositifs impersonnels autonomes qui constituent en quelque sorte les véritables producteurs des énonciations et des actions dont les sujets supposés se croient naïvement les auteurs. Les deux conceptions sont pareillement mythiques et il y a en réalité, justement, une troisième voie possible"’. C'est cette dernière qui explique comment le sujet de la pratique peut être déterminé et néanmoins agissant. Comme le précise Perrenoud (1994), la notion d'habitus, ‘"grammaire génératrice des pratiques’", telle que Bourdieu l'a élaborée, permet d'articuler conscience et inconscience, raison et autres mobiles, décisions et routines, improvisation et régularités.

Bourdieu emprunte ce concept d'habitus à la philosophie et Chauviré indique d'ailleurs que l'histoire de la philosophie lui sert de magasins de fournitures pour un "bricolage" conceptuel très fécond 82. Dans notre étude, il apparaît intéressant avant de définir l'habitus lectoral, de remonter aux origines du concept d'habitus.

Notes
82.

Chauviré (1995, 549-550), comme Bouveresse, souligne les fréquentes références de Bourdieu à Wittgenstein : "Il est évident que les notions clés de la seconde philosophie - jeu, règle, coutume,habitude, apprentissage - constituent un apport massif à la compréhension du jeu social, et se laissent facilement comparer ou opposer aux concepts majeurs de Bourdieu - habitus, jeu, sens pratique, etc. Notamment, tout ce qui, dans la seconde philosophie de Wittgenstein, tourne autour de l'obéissance aux règles (toutes sociales en dernière instance).(...). On sait que Wittgenstein attribue le fait de "savoir" suivre une règle (c'est-à-dire, selon lui, la maîtrise d'une certaine technique) à une capacité irréductiblement pratique, knowing how et non knowing that, savoir faire et non savoir, arrachant ainsi à l'ordre du cognitif ce que les philosophes ont tendance à lui imputer pour le restituer à l'ordre du pratique".