Un état habituel

La saisie corporelle de l'habitus lectoral se manifeste avec évidence dans les lieux d'offre d'écrit car, comme l'affirme Taylor (1995, 561), ‘"notre compréhension elle-même est incarnée, incorporée. Notre savoir-faire corporel et notre façon d'agir et de bouger peuvent encoder des aspects de notre compréhension du moi et du monde’". Les initiés qui détiennent les "bonnes manières" s'opposent à tous ceux qui ne possèdent pas le code pour rendre cet espace signifiant. Robine (1984) a établi combien est grande l'incapacité ou la difficulté de choisir un livre dans une librairie ou dans une bibliothèque, la crainte de se trouver dans un lieu où l'on ne se sent pas à parité culturelle avec les autres clients, le vendeur, ou le bibliothécaire.

Cet état habituel se traduit par la variété et la fréquence des contacts avec le monde de l'écrit. Les enquêtes montrent que les lecteurs peuvent ainsi se fournir aussi bien chez le libraire spécialisé que dans le rayon livre d'une grande surface. L'écrit est intégré dans le champ de ce qui intéresse et préoccupe. Un film, la pratique d'un sport, un voyage seront autant d'occasions de lectures. De plus, les lecteurs parleront de leurs lectures qui seront au centre de microsociabilités. Mais cette manière d'être n'est pas un acquis définitif. Aristote prend soin de préciser que l'hexis n'est pas une diathesis, c'est-à-dire une disposition passagère comme peut l'être "l'indisposition" d'un malade. Si c'est une manière d'être durable, elle est toutefois susceptible d'être cultivée ou de dépérir. Héran (1987) rappelle d'ailleurs que Saint Thomas ne manquera pas d'insister à des fins moralisantes sur ces possibilités d'intensio ou de remissio de l'habitus. Cette dernière éventualité rappelle la fragilité des pratiques de lecture, que rien n'est jamais totalement acquis dans ce domaine.