Une prédisposition

Wittgenstein, cité par Bouveresse (1995, 593) indique : ‘"Une disposition est concue comme quelque chose qui est toujours là, dont découle le comportement’". Mais ce comportement ne peut être totalement déduit de cette disposition. Les mêmes dispositions peuvent engendrer des comportements différents. Se pose alors la question de savoir ce qui activera le passif. L'état du champ et les stimuli qu'il déclenche vont ou non faire fonctionner l'habitus comme un capital, car, pour Bourdieu (1992 b, 77), ‘"un capital n'existe et ne fonctionne qu'en relation avec un champ : il confère un pouvoir sur le champ’" 85.

La lecture se situe à l'intersection de deux champs, le champ scolaire pour tout ce qui touche l'apprentissage, le champ littéraire, pour ce qui concerne l'offre de lecture. Rappelons avec Bourdieu que les limites du champ se situent au point où cessent les effets du champ, et que ces frontières ne pourront être déterminées que par des investigations empiriques. Le fonctionnement de chaque champ présuppose et produit un intérêt spécifique que Bourdieu (1992 b) appelle illusio. C'est le fait d'être investi, pris dans le jeu et par le jeu. Porter intérêt à la lecture, c'est lui accorder un sens, c'est admettre que ses enjeux sont importants et dignes d'être poursuivis. On peut s'interroger sur les stimuli qu'envoient les champs scolaires et littéraires pour arracher les jeunes à leur état d'indifférence qui est, pour Bourdieu, un état axiologique de non-préférence en même temps qu'un état de connaissance dans lequel le jeune est incapable de faire la différence entre les enjeux proposés. Nous suivons Bourdieu (1992 b) quand il soutient que l'intérêt n'est pas un invariant anthropologique mais un arbitraire historique. Pour analyser la genèse des habitus lectoraux, il importe de reconstituer les trajectoires sociales et de repérer les positions occupées à l'intersection des champs littéraire et scolaire.

L'habitus lectoral primaire est d'abord, et pour le plus grand nombre, le produit d'une imprégnation culturelle dans des milieux familiaux où il est normal de posséder des livres à condition toutefois que ceux-ci ne constituent pas, comme l'écrit Lahire (1995 a, 278), un ‘"patrimoine culturel mort, non approprié et inapproprié",’ de lire, et de parler de ce qu'on a lu. Pour la sociologie des pratiques culturelles, la lecture est un art de faire qui s'hérite plus qu'il ne s'apprend 86. Pourtant il existe des émergences dans le monde de l'écrit que rien ou presque ne laissait prévoir. Tout ne fonctionne pas sur le mimétisme, le jeu est plus entrouvert comme le précise Lahire (1995, 16) : "L'enfant constitue ses schèmes comportementaux, cognitifs et évaluatifs à travers les formes que prennent les relations d'interdépendance avec les personnes qui l'entourent le plus fréquemment et le plus durablement, à savoir les membres de sa famille. Il ne "reproduit" pas forcément directement des manières de faire vues dans sa famille, mais trouve sa modalité propre de comportement en fonction de la configuration des relations d'interdépendance au sein de laquelle il est inséré".

Les témoignages d'autodidactes sont intéressants parce qu'ils concernent des individus qui proviennent de catégories socio-culturelles où cette familiarité avec le monde du scriptible n'existe pas. Ils montrent que le point de départ est souvent une rencontre inopinée avec le livre qui agit comme un catalyseur Pour accompagner leur parcours initiatique, on retrouve des médiateurs efficaces. C'est ainsi que les autobiographies d'autodidactes comme celle de Jamerey-Duval (Hébrard 1985), petit paysan du XVIIIe devenu professeur de conservatoire, permettent d'aborder des problèmes d'aujourd'hui. Les difficultés de l'accès à l'écrit d'enfants dont les familles ont pris leurs distances avec l'univers de l'écrit, comme le note Hébrard, ne sont guère différentes même si elles se situent à une autre échelle et au sein maintenant d'une institution. Hébrard insiste sur ‘"l'intensité du déplacement culturel construit. Valentin Jamerey-Duval a appris à lire. C'est bien là ce qui le distingue de ceux qui ont toujours su" ’(p. 58). Quelles sont les conditions qui incitent à lire ? Pourquoi, à un moment donné, l'utilisation de l'écrit va-t-il prendre un sens ? Sur quelles lectures reposent son apprentissage ? Chez Valentin Jamerey-Duval, une rencontre avec les fables d'Esope aux illustrations surprenantes éveille sa curiosité et le pousse à lire le texte. Il dévore ensuite les ouvrages de la Bibliothèque Bleue avant d'être canalisé sur des textes religieux. Pour accompagner son parcours initiatique, on remarque la place importante de médiateurs efficaces, des religieux de communauté, un maître d'école, un curé... Mais Hébrard (1985, 38) montre que si Jamerey-Duval n'y fait pas directement allusion ou veut même le dissimuler, son enfance n'a pas été privée de références culturelles où l'écrit tenait sa place. Se dévoilent ainsi dans le récit de jamerey-Duval ‘"des rapports sociaux, des lieux ou des objets, des pratiques marqués par une présence diffuse de la culture écrite’". Des connaissances diverses et informelles sur l'écrit "s'infusent" à l'habitus, et ce sont les circonstances et les attentes de chacun qui pourront ensuite leur donner sens.

Avant d'observer le rôle de l'école dans la construction de l'habitus lectoral, se dégage une définition de cet habitus dont la pertinence sera vérifiée par l'enquête. L'habitus lectoral est d'abord un capital culturel acquis à travers et autour des pratiques de lecture. Ce capital constitue un ensemble où se lient la compétence technique, l'appropriation d'un environnement et d'un code où le symbolique et le non dit sont très présents, et la croyance dans l'importance de recourir à la lecture. L'habitus se renforce d'autant plus que les lectures sont fréquentes et entrent dans un projet. Alors ce capital peut parfois se muer en "capital de raison".

Repris sous une forme schématique, cela donnerait :

Notes
85.

Nous utilisons le concept de champ tel que Bourdieu (1996,46) le définit : "Un champ est un espace social structuré, un champ de forces -il y a des dominants et des dominés, il y a des rapports constants, permanents d'inégalité, qui s'exercent à l'intérieur de cet espace- qui est aussi un champ de luttes pour transformer ou conserver ce champ de forces".

86.

C'est ce qu'évoque Jean-Jacques Rousseau dans le livre I du Manuscrit de Neuchâtel des Confessions : "Je ne sais comment j'appris à lire : il me semble de l'avoir toujours su".