L'école et la constitution de l'habitus lectoral

L'objet de notre recherche consiste dans la vérification et l'évaluation du lien entre l'école et l'habitus lectoral. Aussi doit-on préciser à quoi se repère la réalité d'un habitus lectoral chez l'élève. Avant d'exposer l'idéal-type du lecteur scolaire, il apparaît nécessaire de revenir sur le poids de l'école dans la lecture.

Viala (1988) appelle la partie initiale du procès de lecture "rhétorique du lecteur". Il se fonde sur l'homologie entre la série d'opérations qui ordonnent l'écriture d'un texte, la rhétorique au sens traditionnel, et la série d'opérations auxquelles doit se livrer le lecteur. Il distingue quatre opérations successives dans la lecture :

  1. Le choix de ce qu'on va lire. Trois influences interviennent : l'entourage, les médias, les programmes scolaires. Ces derniers jouent un rôle de sélection de textes qui est capital dans la formation des habitus lectoraux. "L'élection initiale du texte à lire est contrainte : le lecteur réel, l'élève, lira un texte non par choix personnel, mais parce que l'institution et les lecteurs "au second degré" qui en sont les représentants autorisés (ici, le professeur, ailleurs les critiques, les jurys des prix littéraires, etc.) ont désigné ce texte comme beau et bon, bon parce que beau et beau parce que bon" (p. 29).

  2. L'orientation de la lecture. Elle s'ordonne par la conjonction du choix initial et d'un objectif de lecture qui n'est pas lié à un type de texte.

  3. La perception des codes du texte et leur transcription dans les codes propres du lecteur. Cette "transposition" dépend des compétences du lecteur.

  4. L'action de lire.

Les trois opérations qui précèdent l'acte de lecture lui-même dépendent de l'habitus de chacun, habitus structuré par ce champ situé à l'intersection des champs scolaire et littéraire, champ où se normalisent les formes de lecture qui sont véhiculées et enseignées par l'école. ‘"L'esprit humain est socialement limité, socialement structuré, qu'il est toujours, qu'on le veuille ou non, enfermé - sauf à en prendre conscience - 'dans les limites de son cerveau' comme disait Marx, c'est-à-dire dans les limites du système de catégories qu'il doit à sa formation"’ (Bourdieu 1992 b, 102). La formation de lecteur est d'abord et surtout liée au milieu dans lequel on vit, et dépend du rapport à l'écrit qu'on y entretient. Or, ce rapport est conditionné par la référence à une norme qui est "ancienne et scolaire"

Dans ce qui précède l'acte de lire, le choix du texte, le projet de lecture, la transposition du code du texte dans celui du lecteur, l'école intervient. Elle organise le choix du corpus, la manière de l'appréhender et délivre les compétences qu'elle estime nécessaires.

Pierre Bourdieu a montré comment la relation entre l'habitus et le champ est d'abord une relation de conditionnement. Les champs scolaires et littéraires structurent l'habitus en incorporant ce que ces deux champs exigent, imposant un type de lecture, la lecture littéraire, par rapport auquel il se positionne. Ensuite, la relation entre l'habitus et le champ est aussi une relation de connaissance. L'habitus aide à rendre le champ signifiant. Plus il est signifiant, plus on est prêt à y "investir son énergie". Mais il y a un ordre chronologique entre ces deux relations entre l'habitus et le champ. ‘"La relation de connaissance dépend de la relation de conditionnement qui la précède et qui façonne les structures de l'habitus"’ (Bourdieu 1992 b). La primauté de la relation de conditionnement éclaire la direction, déjà évoquée, que prendrait la politique de lecturisation. En effet, la théorie de Bourdieu accrédite la thèse d'une genèse de l'habitus comme intériorisation de contraintes. Si on suit Bourdieu, la transformation des contraintes et conditions objectives de l'enseignement ferait plus pour changer les pratiques que la diffusion d'idées ou de recettes pédagogiques nouvelles (Perrenoud 1994). Si l'objectif est de modifier un habitus lectoral, la politique que l'on mettra en place devra en tenir compte. Les dispositifs d'enseignement seraient plus importants que les contenus. Plus qu'une approche seulement technique, ce seraient les conditions où le recours à l'écrit est nécessaire qu'il faudrait multiplier. Il ne s'agit pas uniquement d'expliciter à travers des expériences de lecture les "règles" ou les "régularités" qui déterminent le "champ", mais aussi, de montrer que ce recours à l'écrit peut être aussi un moyen de les transformer. Cela signifie que promouvoir la lecture, afin de procurer un moyen de conquérir une certaine liberté intérieure, ne peut s'enseigner dans un cadre qui n'offrirait aucun espace de liberté.

L'habitus introduit une marge de jeu dans l'action sociale car un même habitus peut engendrer des pratiques différentes, voire opposées. Ce qui signifie que l'habitus lectoral qu'on veut générer en mettant en oeuvre une politique de lecturisation ne peut induire ni un seul type de lecture, ni un rapport unique à l'écrit. Comme l'affirme Bourdieu (1987, 96), l'habitus a partie lié avec le flou et le vague : ‘"Spontanéité génératrice qui s'affirme dans la confrontation improvisée avec des situations sans cesse renouvelées, il obéit à une logique pratique, celle du flou, de l'à-peu-près, qui définit le rapport ordinaire au monde".’ D'où la difficulté, à partir de l'observation des pratiques lectorales, de remonter à l'habitus.