Un idéal-type de lecteur à l'école

L'habitus lectoral n'est pas observable directement. Il ne peut-être dégagé qu'à partir des pratiques qui le révèlent. La difficulté est de définir ces pratiques.

Les enquêtes sur les pratiques culturelles des français (Donnat 1990), utilisent le critère du nombre de livres lus dans l'année pour bâtir un classement des lecteurs :

  • Forts lecteurs (25 livres et plus par an).

  • Moyens lecteurs (10 à 24 livres par an).

  • Faibles lecteurs (de 1 à 9 livres par an).

  • Non lecture (0 livre).

  • Nous contestons, avec Bahloul (1990, 11), ce classement qui repose seulement sur la quantité de lectures effectuées : ‘"Le meilleur lecteur est censé être celui qui lit le plus grand nombre de livres, quel que soit le type de publications, la forme de la lecture et son usage social et culturel. D'autre part, cette modélisation statistique comporte des seuils d'appréciation de la lecture : on est "faible" lecteur lorsqu'on lit 1 à 4 livres (et jusqu'à 9 livres) par an, "moyen" lecteur lorsqu'on lit 10 à 24 livres par an, "gros" lecteur lorsqu'on lit plus de 25 livres par an. Cette modélisation quantitative ne s'accompagne d'aucune justification du positionnement des seuils : 1, 4, 9, 24, plus de 25. On ne peut s'empêcher d'y voir une légitimisation, sous forme quantitative d'une certaine pratique lectorale, ici instituée en modèle qui consisterait à privilégier une accumulation quantitative de lecture, quels qu'en soient le rythme et la forme".’

Appliqué à notre population de recherche, trente jeunes interrogés, nous aurions :

  • 3 forts lecteurs ;

  • 1 moyen lecteur ;

  • 26 faibles lecteurs.

Cette grille utilisée dans les enquêtes du Ministère de la Culture sur les pratiques culturelles ne nous apparaît pas comme un instrument approprié pour appréhender la qualité de lecteur ou non 87.

D'abord nous préfèrons au concept de fort lecteur, celui de lecteur. De lecteur à fort lecteur, il n'y a pas de différence de compétence et d'attitude face à l'écrit, ce n'est souvent que question de circonstances. De plus, comme le souligne Schön (1993), il existe une rupture brusquement intervenue dans les pratiques de lecture à l'âge de seize dix-sept ans, deux fois moins importantes qu'à l'époque de la puberté, pour connaître ensuite une brusque remontée en flèche.

Bahloul (1990) a dégagé les traits caractéristiques des faibles lecteurs au sens ethnologique du terme. Elle avait ainsi établi, pour des individus qui ne possèdent donc pas un habitus lectoral, la liste suivante :

  • Lecture non planifiée et non systématique ;

  • Lecture consultative, ponctuelle et partielle ;

  • Lecture d'auteurs et de genres non reconnus par la lecture savante ;

  • Lecture de livres non capitalisables, qui circulent et que l'on ne garde pas ;

  • Lecture de genres et d'auteurs mineurs, non légitimée par la culture dominante ;

  • Lecture qui semble parfois privilégier l'image sur l'écrit (magazines, presse soutenue par l'iconographie, bandes dessinées, romans photos, etc).

Utiliser ce portrait comme s'il était le négatif de celui du lecteur, et observer les écarts entre ce dernier et les comportements lectoraux des élèves interrogés ne nous aurait apporté qu'une information limitée dans le cadre de notre enquête. Nous avons préféré élaborer un idéal-type du lecteur, ce qui n'était pas dresser le portrait d'un modèle de lecteur. Comme le rappelle Simon (1991, 416), le type idéal ‘"ne doit être perçu que comme un concept d'analyse, un outil intellectuel de la recherche qui n'est "idéal" que dans un sens purement logique et qu'il est nécessaire, dit Weber, de séparer rigoureusement de la notion de "devoir être" ou de "modèle". Cela ne peut être un modèle de lecteur, d'abord, parce que la politique de lecturisation implique une réfutation de cette notion. Ensuite, parce que cet idéal-type occulte une dimension que Privat (1995) avait dégagée d'un entretien avec "Sandrine, lectrice adolescente", et dont nous avons observé qu'elle était partagée par la quasi totalité de la population que nous avons interrogée : "10 à 14 ans de "culture vivante" autour du texte - pour reprendre une expression dont usent volontiers les Instructions officielles - ne lui permettent pas de mobiliser aisément des discours critiques ou un peu experts sur ses lectures, ses goûts, ses choix, ses préférences, ses intérêts, etc..."’ (p. 114).

Dans une enquête menée en septembre 1993 et octobre 1994 dans douze classes de collèges et de lycées de l'Académie de Rennes, Annie Rouxel (1996, 58-59) confirme le mince apport des cours de français, puisque il n'existe pas de différence significative dans la répartition des réponses entre les classes de troisième et de première : "Paradoxalement, malgré la mise en place de la lecture méthodique, la conscience de l'activité du lecteur dans la construction du sens progresse peu durant les deux années de lycée. Une majorité d'élèves ne se situent pas en tant que lecteurs actifs". Rouxel en conclut que ‘"les progrès sont lents et que la mise en place de nouvelles pratiques de lecture dans les classes ne suffit pas pour les faire évoluer"’. Remarquons que ces nouvelles pratiques de lecture restent des pratiques scolaires. Nous reviendrons plus loin sur ce qui apparaît, pour le plus grand nombre d'élèves, comme l'échec de l'enseignement de la littérature à l'école.

Cet idéal-type du lecteur à l'école peut se décliner en six points :

  1. Il peut lire rapidement des textes longs. Dans Lire au collège 6 e -5 e -4 e -3 e , n°4 spécial du B.O. du 30 juillet 1987, l'un des objectifs assignés à l'enseignement du français est ce premier élément : "A l'issue des classes de collège, tout élève doit pouvoir pratiquer une lecture autonome, silencieuse et, s'il est nécessaire rapide".

  2. Il possède des livres qui ont été ou seront lus. Ces livres ne doivent pas constituer "un capital culturel mort".

  3. Il lit.

  4. Il s'est approprié les lieux d'offre d'écrit quelle que soit leur diversité.

  5. Il parle de ses lectures.

  6. Il utilise ses lectures dans ses différentes activités, qu'elles soient de travail ou de loisir.

Dans notre enquête, il s'agit d'abord de repérer, en utilisant cet idéal-type, les élèves qui sont des lecteurs.

Notes
87.

Burgos et Privat (1993) ont mené une enquête sur 299 lecteurs, 210 filles et 89 garçons, élèves de première, qui ont participé au Goncourt des lycéens.

Quand il était demandé à chaque élève s'il ou elle se considérait comme un(e) petit(e), moyen(ne) ou grand(e) lecteur (lectrice), ils (elles) répondaient :

Grand lecteur Moyen lecteur Petit lecteur
Filles 12% 68% 20%
Garçons 3,5% 45% 51,5%
Total 9.5% 61% 29,5%

Les critères de classement que les élèves devaient préciser étaient moins rigoureux que ceux utilisés dans l'enquête sur les pratiques culturelles des français.