Notre enquête

L'enquête permet de rapprocher lecturisation et habitus lectoral. Nous avons indiqué ce qu'était une politique de lecturisation telle qu'elle peut se concevoir dans le milieu scolaire et ce que recouvrait l'habitus lectoral, mais sans évoquer la possible influence de la première sur le second. En nous appuyant sur différentes recherches, nous avons rappelé que les enfants des milieux sociaux-culturels favorisés deviennent davantage des lecteurs que les enfants qui n'en sont pas issus. Ils bénéficient d'une forme de politique de lecturisation, non ainsi désignée et le plus souvent non réfléchie parce qu'évidente aux yeux de leurs parents, mise en oeuvre dans le cadre familial. La spécificité de l'école veut que ce qui fonctionne dans l'espace familial ne puisse être transférée à l'identique dans l'espace scolaire.

Pour observer les liens entre une politique de lecturisation au collège et les habitus lectoraux des élèves, il fallait trouver et interroger des jeunes ayant vécu une telle politique lors de leur passage à ce niveau d'enseignement. Cette politique devait pour être retenue offrir une congruence entre les fins, la maîtrise de l'outil qu'est l'écrit pour mieux se penser et penser le monde, et les moyens pédagogiques. Concrètement, la réalité de cette action pour la lecture se mesurait par la plus ou moins grande distance avec les six critères que nous avons cités plus haut. Le non emploi du mot lecturisation pour qualifier une telle politique ne constituait pas un motif de rejet.

L'échantillon d'élèves lecturisés lors de leur passage au collège sera opposé à un autre échantillon dont les élèves n'ont pas connu une telle politique, au moins dans sa globalité. En effet, la politique de lecturisation se différencie davantage par la congruence entre fins et moyens que par des pratiques pédagogiques spécifiques qui, observées l'une après l'autre, sont utilisées par ailleurs, mais, trop souvent, sans la cohérence nécessaire.

Rappelons, avant d'exposer la procédure d'enquête, les précautions méthodologiques à respecter lorsqu'on interroge un individu sur ce qu'il lit. Enquêter sur la lecture nous oblige, comme nous l'avons déjà signalé, à explorer notre propre rapport à la lecture, nos pratiques et les modèles qui façonnent notre représentation du livre et de la lecture. Mieux vaut s'efforcer d'éviter dans la terminologie utilisée pour le questionnement des élèves tout ce qui pourrait laisser penser que l'intervieweur se réfère à un modèle de lecture légitimé. Lorsqu'on interroge des individus sur ce qu'ils lisent, joue ce que Bourdieu (1985, 223) appelle un "effet de légitimité" : ‘"Dès qu'on demande à quelqu'un ce qu'il lit, il entend : qu'est-ce que je lis qui mérite d'être déclaré ? C'est-à-dire : qu'est-ce que je lis en fait de littérature légitime ?". ’