Une tentative d'institutionnalisation d'une politique de lecturisation dans un petit collège rural

L'expérience du collège Saint Ambroix a produit peu d'émules et il nous a été impossible de trouver des établissements où les actions lecture dépassaient le cadre d'actions ponctuelles et entraient dans une politique globale d'approche de l'écrit. Les autorités de tutelle que nous avons sollicitées nous ont proposé des collèges qu'ils percevaient comme innovants dans l'approche de l'écrit. Mais les expériences pédagogiques engagées par ces établissements restaient limitées dans le temps et à un seul niveau de classes. Aussi, nous nous sommes tourné vers les élèves d'un établissement qui n'existe plus mais dont l'équipe pédagogique s'était efforcée de mettre en place une politique de lecturisation de 1986 à 1992 95.

Ce projet lecture s'est tissé progressivement à partir de 1985-1986 dans "l'agitation pédagogique" qu'a suscitée la mise en place de la rénovation pédagogique dans les collèges. Chaque collège devait rédiger un projet qui obligeait à se pencher sur les pratiques pédagogiques, à mesurer le rendement scolaire de l'établissement, les taux de redoublement, les taux de passage en quatrième et en seconde, à tenir compte du milieu d'origine des élèves. Qu'une minorité d'élèves entrant en sixième fasse de la lecture un instrument efficace nous interrogeait et nous inquiétait. Ce qu'écrivait à l'époque Brigitte Chevalier (1985, 21), nous l'avions constaté chez nos élèves : ‘"La situation dans laquelle se trouvent 70% de nos élèves de 6e entraîne pour eux des circonstances fâcheuses sur les résultats scolaires. La lecture est le premier outil de savoir, le fondement de tout travail intellectuel. Un élève ne peut réussir en classe s'il n'est pas en possession de la clé qui donne l'accès à l'écrit : il court à l'échec sinon au rejet"’ 96.

Tous les enseignants de ce petit collège rural (une dizaine) se sont investis dans cette action. Concrètement, cela voulait dire des formations communes pour connaître tous les aspects de l'acte lexique, menées par l'Association Française pour la Lecture, et, aussi, pour maîtriser l'outil informatique, traitement de texte et mise en page. Cette action lecture pouvait voir un professeur de mathématiques animer un atelier lecture ou un professeur de biologie aider les élèves à publier leurs journaux. Des heures supplémentaires avaient été obtenues.

Pour les années scolaires 1990-1991 et 1991-1992, le remplacement du professeur de français de la classe de quatrième, en congé de longue maladie, par des suppléants (il y en eut trois différents) qui n'avaient pas bénéficié des formations spécifiques, a fait que, pendant ces deux années, cette classe s'est, en partie, éloignée du projet.

Dans un dossier de demande de fonds pour un déplacement de deux classes au VIe Salon du livre de jeunesse de Montreuil, en octobre 1990, étaient rappelés les quatre axes du projet de l'établissement.

  1. Amélioration des stratégies de lecture.
    • Evaluation de l'échantillon-classe à l'aide d'un logiciel 97.

    • Atelier d'entraînement à la lecture sur micro-ordinateurs (Deux passages par semaine) avec un accompagnement théorique. 98.

  2. Pratique de la lecture documentaire.
    • Appropriation de l'espace C.D.I., participation à son approvisionnement et à son animation.

    • Apprendre à lire un journal, à composer un dossier, à élaborer un panneau d'informations.

  3. Productions d'écrits.
    • Apprentissage du traitement de texte (Word 4 sur Macintosh), de la mise en page (Quark X Press), du scanner.

    • Publication de trois journaux réalisés par les élèves, un journal d'information sur le canton (journal qui fêtait en 1990 son troisième anniversaire), un journal d'information autour de la lecture, de la vie du C.D.I., un journal d'opinion (à l'existence éphémère).

  4. Découverte de la littérature à partir de la littérature pour la jeunesse.
    • Travail sur catalogues d'éditeurs.

    • Présentation par le professeur de français de livres par thèmes, séries, auteurs, collections pour aider les élèves à mettre tous ces ouvrages en réseau.

    • Recensement des lectures effectuées par les élèves chaque trimestre sur une fiche modèle qui reste anonyme. Ces fiches sont ramassées et analysées par le professeur de français et un groupe d'élèves (1/3 de la classe). Une synthèse est ensuite rédigée et distribuée au groupe- classe 99.

En 1991, un autre dossier présenté dans le cadre de Fonds de l'Aide à l'Innovation (F.A.I.) commençait ainsi : ‘"A l'origine, notre projet pédagogique visait une amélioration des stratégies de lecture pour rendre la lecture plus efficace. Nous nous sommes rendus compte que ce n'était pas suffisant, il fallait y associer l'écriture, d'où la production de journaux scolaires. Mais là encore, nous étions insatisfaits car notre projet ne veut pas seulement rendre familier aux élèves l'écrit, mais les faire rejoindre le clan des vrais lecteurs, ceux qui ont accès à la lecture littéraire."’

Les quatre axes de la politique de lecture étaient repris mais avec deux insistances, en écriture, à côté des journaux, des travaux d'écriture fictionnelle (recueils de contes, de nouvelles policières...), en lecture, poursuite de la découverte de la littérature pour la jeunesse (nouveau déplacement à Montreuil pour le VIIe salon du livre de jeunesse, renforcement du travail sur les éditeurs).

Dans le cadre du projet, un investissement matériel, important pour un petit collège, était réalisé. Les élèves disposaient pour leur entraînement à la lecture d'une salle informatique constituée d'un nano-réseau, un ordinateur central et douze postes individuels. De plus, une station P.A.O. (Publication Assistée par Ordinateur) : six micro-ordinateurs Macintosh, une imprimante laser, un scanner, deux logiciels, un logiciels de traitement de texte, Word 4, et un logiciel de mise en page, Quark X Press permettaient aux élèves de produire leurs écrits. Le professeur de technologie préparait les élèves, dès la classe de sixième, à cet environnement informatique. Un vaste C.D.I. était aménagé dans l'ancienne chapelle du collège. C'est dans ce C.D.I. qu'était installée la station P.A.O., associant offre et production écrite. Pour s'en occuper, une jeune femme ayant un statut T.U.C. (Travail d'utilité collective) était engagée. Inscrite en formation de documentaliste, elle a su associer les élèves à la gestion du C.D.I., sa réelle compétence et sa disponibilité ont fait de cet endroit le lieu de la vie pédagogique du collège.

Ce projet, construit à l'origine de façon empirique, a été progressivement théorisé pour ces demandes de fonds. Cette théorisation devait aussi justifier les pratiques pédagogiques auprès des autorités de tutelle. Cela a permis d'aller plus loin et de proposer continuellement de nouvelles activités pédagogiques car les évaluations régulières soulignaient certains manques qui n'ont pu être comblés avant la fermeture du collège.

Nous avons fait le choix d'interroger des anciens élèves de ce collège. Trois difficultés méthodologiques sont alors apparues.

Comme nous avons fait partie de cette équipe, nous nous sommes imposé un recul maximum. Desroches pose d'une manière très claire la difficulté du travail de distanciation lorsqu'on entre dans ce cas de figure : ‘"D'agissant d'une 'recherche-action', c'est-à-dire d'une opération dont le titulaire est l'auteur de la recherche après avoir été ou tout en étant l'acteur de cette action, le dit auteur est simultanément d'autant mieux mais aussi d'autant plus mal placé qu'il fut ou qu'il est conjointement acteur. Toute recherche suppose en effet une conjugaison optimale entre une participation qui fait entrer dans son domaine et une distanciation grâce aux méthodes pour s'en sortir. C'est là le handicap fréquent de l'auteur-acteur. Toute recherche, surtout la recherche-action, suppose une méthodologie de la distanciation" ’ 100.

Aussi nous sommes-nous imposé, pour présenter le projet mis en place, de puiser toutes les informations concernant les aspects de cette politique dans les dossiers de demande de fonds pour les projets d'aide à l'innovation (P.A.I.). Il n'était pas question de s'appuyer sur de vagues souvenirs mais sur ce qui a été une réalité consignée dans des écrits à destination administrative, rédigés pour l'obtention de subventions dans le cadre du Fonds de l'aide à l'innovation.

Une deuxième difficulté a été de retrouver des élèves qui ont quitté ce petit collège (moins de cent élèves) fermé en juin 1992 pour des raisons financières. Nous avons recherché des élèves des années scolaires 1990-1991 et 1991-1992. Nous ne pouvions bâtir un échantillon raisonné car le nombre était trop faible pour le permettre. Il s'agit donc du tout venant parmi les élèves que nous avons réussi à contacter, qui ont répondu à notre demande, et qui étaient disponibles le jour de la passation des entretiens.

Enfin, il nous était impossible d'interroger nous même ces élèves avec qui nous avions travaillé. Ce sont donc MM. Bergier et Soëtard de l'I.S.E.A., qui ont passé ces entretiens.

Notes
95.

Le collège a été fermé en juin 1992 pour des difficultés financières dues à un effectif trop faible et au déficit des services de ramassage scolaire.

96.

Inter-CDI n°74, mars 1985.

97.

Un logiciel fourni par l'Association Française pour la Lecture, fonctionnant sur nano-réseau permit d'interroger les élèves. Ce même logiciel avait été utilisé pour interroger 16 005 élèves dans 71 collèges en 1986 (voir Foucambert 1986). La comparaison avec cette population de recherche aidait à l'évaluation du groupe classe. Les élèves étaient interrogés sur quatre points :

- Comment décrivent-ils leurs pratiques de lecture ?

- Quel est leur temps de lecture ?

- Comment se procurent-ils des livres ?

- Quelles approches ont-ils des productions écrites ?

- Quelles sont leurs performances en lecture ?

- Quelles sont leurs hypothèses dans l'écrit ?

- Comment anticipent-ils en lisant ?

- Quel est leur profil de lecteur ?

- Comment perçoivent-ils ce qui se fait en lecture au collège ?

- Autour du C.D.I. ?

- Dans l'enseignement du français ?

98.

Le logiciel était le logiciel ELMO (Entraînement à la Lecture sur Micro-Ordinateur) de l'Association Française pour la lecture. Six types d'exercices aux objectifs différents sont proposés aux élèves.

- Série A : élargissement du champ utile lors d'une fixation.

- Série B : lecture par empans.

- Série C : descrimination des mots du vocabulaire fondamental.

- Série D : technique d'exploration des textes.

- Série E : anticipation exercée par le closure.

- Série F : lecture dynamique.

Les exercices sont proposés deux par deux dans l'ordre suivant : A-D, E-B, C-F. Ces six exercices constituent un demi-plan, deux demi-plans forment un plan. Lorsque un plan s'achève, un test de lecture permet d'évaluer les progrès en efficacité (Contraction de la vitesse de lecture et de la compréhension). Un test de départ avait permis de mesurer la compétence technique de l'élève avant l'entraînement. Une dizaine de plans, dans une année scolaire, apparaissent nécessaires aux concepteurs de ce logiciel pour produire un effet intéressant.

99.

Si l'appel à la littérature de jeunesse concernait toutes les classes du collège à l'exception de la classe de quatrième pendant deux années scolaires (remplacement du professeur de français), les activités décrites n'étaient sytématisées qu'en classe de troisième.

100.

Desroches Henri. Apprentissage en sciences sociales et éducation permanente. Paris : Editions ouvrières, 1978, T 2, 68-69.