- Des lecteurs fragiles

Bahloul (1990) précise que les lectures préférées des faibles lecteurs qu'elle a rencontrés mettaient en scène des histoires vécues. Anne-Sophie peut être associée aux autres filles interrogées, élèves en sciences médico-sociales et non classées dans la catégorie de lecteurs, qui ont toutes exprimé leur nette préférence pour les histoires vécues, enfance, maladies. Intérêt qui peut les pousser aussi à la lecture de magazines. Anne-Sophie est ainsi abonnée à Enfants d'abord, et lit fréquemment les revues Infirmière ou Impact-médecin. Par la lecture, cette élève se projette dans un milieu vers lequel elle a toujours voulu aller.

Les élèves en sciences médico-sociales que nous avons questionnées se destinent toutes à des études d'infirmière ou de puéricultrice. Et Manuela, en technique industrielle, qui a choisi une toute autre orientation manifeste le même intérêt pour ce genre d'ouvrages. Elle est influencée par sa soeur aînée qui exerce la profession... d'infirmière !

Ces trois élèves que nous appelons "itératives" apparaissent comme des lectrices fragiles parce que leur attirance pour un thème ou un seul genre d'ouvrages les pousse à une approche qui empêche toute capitalisation de connaissances sur le monde de l'écrit. Manuela explique qu'elle fonctionne "au feeling" dans le choix de ses lectures, d'abord déterminé par la première de couverture :

"Mais généralement c'est, c'est les couvertures... Ça me flashe ! " (Manuela).

Le nom de l'auteur n'est jamais mémorisé. Il ne compte pas. C'est le thème qui est déterminant. L'auteur comme critère de choix, on le retrouve chez les lecteurs "boulimiques", "classiques", "distanciés", "pointillistes", mais pas chez ces lectrices "itératives" où c'est le thème qui détermine le choix. Le repère "auteur" ne fonctionne que pour ceux qui en détiennent les règles de décodage (Bahloul 1990) et ces lectrices "itératives" sélectionnent leurs lectures en s'appuyant sur les informations que fournit le livre, se comportant comme le font plutôt les faibles lecteurs 119. Anne-Sophie est ainsi incapable de citer les titres de deux des quatre ouvrages étudiés en classe de première, l'année précédente. Manuela ajoute :

"Je lis un livre, je ne sais même pas le titre".

Quand on demande à Marie-Laure qui avait tant apprécié les quatre romans de la saga La bicylette bleue de Régine Desforges, si elle compte lire les prochaines publications de cet auteur, elle répond :

"Non, oh non, pas du tout, ça dépend du thème".

Anne-Sophie, qui vit dans une toute petite commune rurale, se fournit presque exclusivement dans un club de lecture, France-loisirs :

"Pratiquement, tous mes livres viennent de là".

Elles ne programment pas leurs futures lectures. Manuela explique que même la télévision ne joue aucun rôle bien qu'elle vient de lire un récit d'un présentateur du journal télévisé :

"C'est toujours la fouille qui permet de trouver mon bonheur, je ne regarde jamais des émissions" (Manuela).

C'est le hasard qui va pourvoir à leur besoin qui peut être intense :

" Pendant les grandes vacances, j'avale les livres" (Anne-Sophie). ’ ‘ "Des fois, je vais être plusieurs semaines sans lire ; Mais il faut toujours que j'ai un livre-là en permanence" (Manuela).

Si leurs recherches, parfois chez le bouquiniste pour Manuela, restent vaines, elles ne commanderont pas chez un libraire, parce qu'elles ne savent pas ce qu'elles cherchent. On saisit alors l'aide que procure à Anne-Sophie le catalogue de France-loisirs.

Notes
119.

Dans ce cas, pour Bahloul (1990, 53), la nature du texte sera alors décodée par "la sémantique du titre, les informations fournies par la quatrième de couverture, le thème et le genre littéraire, le volume, la forme éditoriale".