- Un manque de temps pour la lecture-évasion.

"Il n'y a pratiquement jamais le temps pour mes livres à moi" (Stéphanie).

Stéphanie manifeste une préférence pour la lecture des livres policiers ou les livres témoignages. D'ailleurs, elle ne va dans les librairies que pour commander les livres dont l'école exige la lecture, pas pour chercher des ouvrages qui pourraient lui plaire. Dans les conversations avec ses camarades la lecture évasion n'a pas sa place :

"On parle des livres scolaires, des livres qu'on étudie en classe" (Stéphanie).

Quand arrivent les vacances, Virginie éprouve le besoin de s'évader en lisant un roman, "elle en a marre des choses sérieuses". L'évasion, c'est pour elle un film qui passe dans sa tête quand elle lit :

"C'est pour ça que j'aime pas trop regarder un film... Un livre, voir un film après parce que ça tue l'imagination" (Virginie) 120 .

Ce qui frappe chez cette élève, tête de classe en terminale S, c'est la dialectique qu'elle développe à propos de la lecture, celle de l'approfondissement, le mot ou ses équivalents (lecture didactique, lecture fouillée) sont cités sept fois dans son récit de pratiques, et de l'évasion, cinq fois. Cette tension souligne bien la dichotomie entre "lecture-travail" et "lecture-loisir" et peut confirmer, pour ce type de lecteurs, ce qu'écrit de Singly (1993, 63) : ‘"Une des explications à priori sur la baisse de la grande lecture de livres pourrait résider dans le déplacement entre les deux types de lecture : la lecture-loisir serait remplacée par la lecture-travail, déplacement invisible étant donné les mesures classiques".’

Ces lecteurs, si on met à part les trois lectrices itératives, expriment la distance qu'ils prennent avec la lecture. Cette distance se repère par les césures qu'ils énoncent. Christelle (E1) en détaille les aspects que nous avons regroupés dans un tableau récapitulatif.

Tableau n°22
Christelle Lecture pour le travail lecture détente
Espace et position de lecture Assise au bureau Allongée sur le lit
"Tous les livres en dehors de ceux qu'on m'impose, je les lis sur mon lit".
Temps de lecture Le soir en semaine
"Les livres qu'on m'impose, je les lirai plutôt en semaine le soir"
L'après-midi le week-end
"Les autres pour la détente, les week-ends, dans la journée, l'après-midi, surtout l'après-midi".
Objets de lecture Le "Classique" La Variété et la nouveauté
- De nouveaux livres.
- Des policiers "vite oubliés".
- Des B.D.
- Des classiques, mais "pendant les grandes vacances", quand le temps de l'imposition scolaire s'éloigne.

Cet exemple caractérise le comportement de ceux que nous considérons comme des lecteurs. Ils disent lire pour le travail, ‘"Ça fait partie de mon travail"’ (Lénaïck E2) et lire pour se distraire en toute connaissance des enjeux de chaque type de lecture : ‘"Les ouvrages que je lis pour mon propre plaisir que je (ne) réinvestirai pas" ’(Jessica E1). Et entre les lectures pour l'école et celles pour la détente, ‘"il faut faire une cassure"’ (Jessica E1).

A cette séparation marquée entre la lecture travail, associée à l'imposition scolaire, et la lecture loisir s'en ajoute une autre avec ce qu'on pourrait appeler la ‘"lecture pour faire autre chose autrement"’, qui n'est pas seulement lecture "utilitaire" parce qu'elle ouvre sur de nouvelles activités. Ces élèves ont compris que la lecture donne prise sur la vie.

Ainsi Vilay (E1) se passionne pour le graphisme des B.D. japonaises :

"J'ai une passion pour les B.D. L'année dernière, j'ai participé à un concours de B.D. à Angoulême. (...) J'ai participé parce que je dessine assez bien, je n'ai pas eu de prix, mais j'ai eu une lettre d'encouragement, et j'étais content" (Vilay E1).

Quant à Lénaïck (E2), elle dévore quotidiens et magazines pour mieux comprendre la vie politique avant d'y participer :

"Je m'oriente vers les choses les plus concrètes de la société" (Lénaïck E2).

De plus, ces lecteurs ne sont pas seulement "contenuiste" 121. Ils évoquent le contenu et son écriture :

"Il y a d'abord l'histoire (...), l'intrigue, et après, la façon dont elle est écrite" (Céline E2).

Comme l'indique Laurent (E2) à propos des romans de Frédéric Dard, les "San Antonio",

"L'histoire en elle même n'est peut-être pas très intéressante mais c'est surtout pour les jeux de mots".

Cette distance, plus ou moins manifestée par les lecteurs, caractérise la possession d'un habitus lectoral.

A côté du groupe de lecteurs, non homogène, se distinguent des élèves qui ne lisent pas ou très peu, les "non-lecteurs", et d'autres qui lisent un peu, les "entre-deux". Les "non-lecteurs" et les "entre-deux" constituent deux catégories de liseurs. Bien qu'ils ne forment pas des classes homogènes, nous chercherons, à la différence des lecteurs, à repérer davantage ce qui les unit que ce qui les sépare. Il nous importe de repérer les éléments qui expliquent pourquoi ils ne sont pas des lecteurs.

Notes
120.

Attali (1995) a évoqué cet aspect de la lecture : "Le maître est celui qui aide un élève à produire ses propres images mentales. Et la lecture du roman est un lieu d'apprentissage de production d'images virtuelles. On peut dire que la grande distinction entre les images virtuelles et le roman est que les premières sont proposées de façon précise sur l'écran de télévision alors que dans le roman comme dans le fantasme le lecteur est lui-même producteur de l'image. Or il est absolument essentiel de préserver et de développer la production autonome d'images mentales".

Attali Jacques. Dossier : Comment le multimédia va changer votre vie. in : Nouvel Observateur n°1618 du 9 novembre 1995, p. VIII.

121.

Le mot est de Gramsci. Il écrit que le peuple est "contenuiste". (Gramsci Antonio, Gramsci dans le texte, Paris : Editions sociales, 1975. p. 666).