Le poids de l'influence familiale

Les enquêtes (De Singly 1989 par exemple) ont souligné la corrélation entre le niveau scolaire des parents, particulièrement de la mère, et le rapport à la lecture des enfants. Céline (E2), dont la mère est licenciée en lettres, professeur de lettres, est une lectrice. Stéphanie, dont le père est conseiller fiscal, licencié en droit, est une lectrice. Les deux seules élèves de notre population de recherche dont les parents ont suivi des études supérieures sont donc des lectrices.

Le milieu familial va aussi exercer son influence à travers certaines professions des parents sans que celles-ci ne soient obligatoirement déterminantes. On pense d'abord à l'enseignement. Les mères de Christelle (E1) et de Virginie (E1), enseignantes en collèges, sont des lectrices, leurs filles aussi. Mais Stéphane (E1) qui possède le même profil de mère, institutrice en primaire, n'est pas un lecteur. La mère d'Anne-Sophie (E2), bien qu'institutrice, n'aime pas la lecture, elle préfère le jardinage, ce qui n'empêche pas sa fille d'apprécier cette activité.

Mais d'autres professions poussent ceux qui les exercent à la lecture. Laurent (E2) est petit-fils d'ouvrier-imprimeur et fils de marin. Ladefroux (1993) a souligné le goût pour la lecture du milieu marin, effets des rythmes de travail, d'une grande mobilité, de l'ouverture sur le monde extérieur, du brassage du milieu marin. Cette ascendance lectrice lui offre un environnement où le livre est très présent. Laurent commencera ainsi par lire tout Hugo, cadeau de l'imprimerie au grand-père. Le père occupera les temps libres de ses longues navigations à la lecture, offrant à son fils une multitude d'ouvrages où Laurent n'hésitera pas à plonger. Le père de Denis (E2) a exercé cette même profession de marin et est aussi un grand lecteur, mais son fils estime ne plus avoir le temps de lire.

L'influence du milieu familial va aussi être liée à l'attitude générale des parents envers l'écrit. Les parents de Lénaïck (E2), absorbés par l'intense activité de leur boulangerie, ne lisent pas. Mais le père qui déclare avoir réussi à maîtriser son bégaiement grâce à le lecture et qui stocke des ouvrages dans sa bibliothèque pour lire plus tard, quand il aura le temps, souligne toute l'importance qu'il donne à cette activité qu'il ne pratique pas. L'écrit a pu ainsi prendre sens dans la vie de Lénaïck qui a ainsi expliqué comment enfant celui-ci était au coeur de ses jeux :

"J'ai toujours aimé lire. (...) Quand j'étais petite (...), je m'entraînais, j'aimais être toute seule et, donc, j'étais dans ma chambre, je faisais cours à mes poupées. J'étais la maîtresse. Puis je leur lisais. Je leur lisais des livres et ça m'aidait beaucoup en cours aussi puisque ça améliorait mon niveau (...). Je prenais mes devoirs, je les faisais. Après, une fois qu'ils étaient corrigés le lendemain, je les reprenais, et puis je les corrigeais, je corrigeais les copies de mes élèves".

L'évaluation de l'influence familiale n'offre aucune certitude, relativement à Vilay (E1) qui a fui le Laos avec ses parents en boat-people, et ne disposait à la maison que de peu de livres. Ses parents ne parlent pas le français. Peut-on pour autant attribuer au seul apprentissage scolaire son comportement actuel de lecteur ? Le père, très pieux, qui lit et relit quelques ouvrages de religion en laotien, ne montre-t-il pas ainsi à son fils le rôle que joue la lecture dans ce qui pour lui est le fondement de son existence.

Il nous semblait difficile, sans une enquête au coeur des familles des élèves dont la faisabilité ne nous paraissait que difficilement réalisable, de déterminer avec précision ce que l'habitus lectoral devait à l'influence familiale. Nous nous appuierons sur les déclarations des élèves quant aux lectures de leurs parents. Mais ces propos vont nous permettre de comparer les parents des élèves des deux échantillons dans leur rapport à la lecture.

Tableau n°23 : Ce que lisent les parents des élèves de E1 d'après les propos de leur enfant
Elèves Père Mère
François "Livres sur l'histoire, les paysans (XIX e siècle quand la France était rurale), la généalogie (magazine)". "Tout ce qui tombe sous la main. Pour elle tous les livres sont pareils (Zola ou Harlequin). A partir du moment où elle ne sait pas quoi lire, elle prend tout ce qui lui tombe sous la main... Elle a toujours tellement lu. Elle ne parle pas de ses lectures".
J-Jacques "Le journal". "Le journal".
Christelle "Des essais". "Surtout des policiers, des nouveautés, comme moi".
Gwénaelle "Les livres d'histoire, de jardinage". "Des histoires vécues".
Virginie "Des romans. Je vois les couvertures mais je ne me souviens pas des titres". "Comme moi. C'est plutôt style "Elise ou la vraie vie", des romans. Elle n'aime pas trop ce qui est vraiment ce que j'appelle psychologique. Je ne sais pas vraiment qu'elle sont ses goûts. Elle lit beaucoup les livres scolaires". (La mère de Virginie enseigne le français en collège).
M-Laure "Le journal". "Les magazines. Quelques livres de temps en temps".
Jessica "Livres historiques et politiques". "Romans roses et faits sociaux (autisme, sida...)".
Stéphane "Le journal. Pas très souvent les romans. Il vient d'acheter un roman, celui sur Bernard Tapie". (Cet ouvrage n'est pas un roman). "Mary Higgings Clark. Un peu policier... Un livre qui croche bien et où il y a du suspense. Elle commence un livre et elle ne peut s'arrêter".
Laurent "Revues par rapport au métier. Les canons de Navarone, Les raisins de la colère". "Des romans. Beaucoup de revues".
Bruno "Le journal". "Mes bouquins. Des romans d'amour".
Mickaël "Journaux sportifs". "Magazines féminins. Pas de livres".
Gabriel "Philosophie grecque, Antiquité, tout l'intéresse. Il est très intéressé par la Bretagne. Il avait un bouquin sur la signification des emblèmes, les pierres gravées. Jamais les romans". "Les romans, des histoires d'amour, un peu de romans policiers".
Vilay "Livres sur la religion. Mon père aime lire des livres sur la religion (Histoire du Christ, Evangiles) écrits dans sa langue d'origine". (Les parents de Vilay ne parlent que le laotien). "Non".
Valérie "Romans d'aventures, ouvrages de guerre, les encyclopédies, ouvrages de médecine". "Romans d'amour".
Tableau n°24  : Ce que lisent les parents des élèves de E2 d'après les propos de leur enfant
Elèves Père Mère
Valèrie "Tout ce qui se rapporte à la Bretagne, documentaire et livre.
Ouest-France, Le paysan breton".
"Le journal. les romans d'amour, Harlequin".
Véronique "Ouest-France tous les jours. Sciences et vie". "Un roman de temps en temps, des histoires vraies comme Betty Mahmoody, Jamais sans ma fille.
Ouest-France".
Mireille "Le journal". "Le journal".
Anne-Sophie * 124 "Elle n'aime pas lire. Elle lit le journal. Pas de revues. Elle lit parfois la revue "Enfant d'abord". Elle préfère le jardinage. Elle lit peu souvent le livre que je lis".
Olivier * "Ouest-France, Pélerin Magazine.
Per Jakez Hélias. Lit par périodes, quand on lui en prête".
Lenaïck "Ouest-France tous les jours. Autrement, il n'a pas le temps. Il adorait lire quand il était plus jeune et lisait beaucoup. Il avait un problème de bégaiement. La lecture lui a permis de s'en sortir. Il a privilégié dans l'éducation la lecture mais là il n'a plus le temps. Il ne lit pas les revues profes-sionnelles régulièrement.
Par contre il a une bibliothèque. Il continue à en acheter pour plus tard. Il a des projets quand plus tard il aura le temps de lire".
"Ouest-France. Pas le temps non plus. Plutôt orientée ves les langues, l'anglais. Elle aime beaucoup ça. Plus tard elle reprendra ça".
Stéphanie "Journaux financiers. Plutôt un livre sur la politique. Les magazines". "Magazines, Paris-Match, Gala. Livres lus par mon père".
Céline "Il lit pas beaucoup. Le quotidien. Pas de livres. Des livres pour son travail. Des livres qui tournent autour de l'économie". "Elle lit beaucoup. Des romans, des nouveautés".
Nathalie "Ouest-France, une heure. Les magazines autos". "Ouest-France, Prima. Elle achète des livres à France Loisirs mais elle ne les finit pas. Elle n'a pas le temps".
Laurent 125 "De tout. A la bibliothèque de bord. Achat un peu partout. Des centaines de livres.
Le journal, Ouest-France, La presse paimpolaise, le Marin".
"Romans policiers. Elle est incollable. D'Agatha Christie à Conan Doyle, elle connaît tous les classiques.
Le journal, Ouest-France, Biba".
Gaël * "Je ne sais pas, j'ai jamais regardé les livres. Elle a des livres.
Femme actuelle".
Sylvain "Des documents, des récits, Le Jour le plus long, ce style-là.
Ouest-France, Auto plus. Depuis qu'il lit ça.
Ç a lui sert".
"Elle est abonnée à Femme actuelle. Autrement, elle ne lit pas de roman, sauf maintenant, elle lit Jamais sans ma fille".
Manuela "Ouest-France, les revues professionnelles, France agricole, Paysan breton. Le midi à table, le soir après manger. C'est toujours après manger. Il ne va pas lire dans son lit". "Histoires vécues. Elle est abonnée à Maxi, Ici Paris, le Détective".
Denis "Cucu, Hôpital, faits-divers, Sélection du Reader digest. Il est en retraite, il lit beaucoup". "Ma mère lit de faits divers, souvent des bouquins, des choses vécues.
Maxi, Nous deux, Femme actuelle"
.
Freddy "Le Trégor". "le Trégor".
Sébastien * "Elle lit beaucoup. Des romans, histoires vraies dans les hôpitaux. Elle".

Pour comparer les deux échantilllons quant au rapport des parents à l'écrit, nous avons choisi un critère simple, la lecture de livres quelle qu'elle soit, lecture pour le travail, lecture utilitaire, lecture détente, et quels que soient les livres, essais, romans, ouvrages historiques. Nous n'avons pas tenu compte de la fréquence de lecture. Nous avons comptabilisé tous les parents qui lisaient des livres, ce qui permettait d'appréhender un type de rapport à l'écrit.

Tableau n°25
Echantillon 1 Echantillon 2
Père 9/14 6/12 126
Mère 10/14 12/16
Total 19/28 18/28

Il apparaît que sur le critère de la seule lecture des livres, les différences entre les deux échantillons sont limitées. L'écart observé nous pousse à laisser de côté l'influence familiale qui ne diffèrerait que peu d'un échantillon à l'autre. Cela va nous permettre d'étudier la variable collège puisque l'échantillon 1 y a connu une politique de lecturisation, déclarée et institutionnalisée, à la différence de l'échantillon 2.

Notes
124.

* : père décédé.

125.

Laurent déclare : "J'ai commencé par la collection complète de Victor Hugo. Mon père l'a eue par son père qui travaillait dans l'imprimerie. Il a eu tous les livres. J'en ai plein. Mon grand-père lisait beaucoup".

126.

Les pères de quatre élèves de cet échantillon sont décédés.