Le lycée, le temps des lectures imposées

Si tous les élèves de E1 n'ont pas évoqué le choix et la liberté des lectures au collège, tous se sont plaints des impositions de lectures au lycée.

Gabriel explique plus haut comment contourner ces impositions et procéder pour s'en sortir quand on ne lit pas les ouvrages demandés par le professeur de français. Il fournit ainsi une explication au développement des collections "profil" d'oeuvres, "guides" de lecture. Gabriel comme beaucoup d'élèves a saisi, qu'à l'école, ce n'est pas forcément la lecture d'un ouvrage et le jugement personnel qu'on y porte qui sont importants, mais la glose professorale autour des livres qu'ils se doivent de connaître. A contrario, nous comprenons la passion des jeunes qui participaient au Goncourt des lycéens, car après avoir lu dix ouvrages récents en deux mois, ce qui comptait, c'était leur jugement qu'il pouvait exprimer librement.

Les récriminations des élèves de E1 contre les lectures imposées au lycée sont redondantes :

"Ce que donnent les profs, c'est souvent Balzac, Zola et je n'aime pas trop quoi. Il y en a quelques uns que j'aime bien comme Voltaire. J'aime bien comme Voltaire, j'aime bien mais ça s'arrête là. Les livres que donnent en général les professeurs, je n'aime pas trop. je lis parce qu'il faut" (François E1). ’ ‘ "Ce que je n'aime pas trop, c'est plutôt ce qu'on étudie à l'école parce que c'est tout le temps des romans, des romans d'amour, des trucs comme ça, et puis, à la fin on en a un peu marre" (Bruno E1).

S'il y a un refus de l'imposition à un âge où on n'aime pas faire ce qui est imposé, ce n'est pas pour autant un refus de tout ce que nous appelons des "classiques", bien qu'ils ne les prisent que modérément :

"On ne peut généraliser mais il fut une période où je ne lisais que des livres pour approfondir ma connaissance littéraire, tout ça, et, qui, des fois, ne stimulaient pas" (Virginie E1).

Christelle (E1) accepte de lire des classiques lorsqu'elle prend des distances avec l'école. Pour cette élève, la nouveauté est synonyme de détente, "les auteurs classiques, c'est rare que ce soit de la détente".

Ce refus de l'imposition n'est pas la particularité des seuls élèves de E1. Après avoir interrogé 299 lycéens qui ont participé au Goncourt des lycéens, Burgos et Privat (1993, 168) confirment les déclarations des élèves de E1 : ‘"Si le "cours de français" apparaît au travers de la majorité des réponses comme le lieu de bien de scléroses, c'est justement qu'il prétend enseigner la littérature hors du contact personnalisé au texte : d'une part, en tant qu'élève le lycéen se sent contraint d'adopter une posture intellectuelle de référence, à répéter des discours déjà faits, avec ou contre lesquels les compétences jeunes n'osent se mesurer, d'autant que le mode de lecture préconisée - la critique distanciée des textes - s'oppose à la lecture de captation revendiquée par la plupart des lycéens ; il devra, d'autre part, affronter un corpus sacralisé et figé de textes qui, par leur étrangeté - étrangeté des moeurs et des sensibilités évoquées, des événements, des formes et des styles 129 - exigent de lui un effort d'adaptation parfois douloureux qui trahit les limites étroites de sa compétence, le renvoie à sa propre immaturité".’

Ce refus de ce que l'école impose comme livres et comme type de lecture est analysé par Christelle (E1) qui explique ainsi son comportement face au livre :

"L'année dernière, on me conseillait plus de livres. Donc, je ne respecte pas souvent quand on me demande de lire des livres. Puis, à partir du moment où j'ai la liberté moi-même de choisir, je n'ai pas vraiment de critères" (Christelle).

Les propos de Christelle illustrent la contradiction dans lesquelles se retrouvent les élèves coincés entre les exigences d'un système scolaire très normatif et une certaine liberté que la société, surtout par l'intermédiaire de la cellule familiale, laisse aux jeunes, en particulier, dans tout ce qui touche aux loisirs ou à l'habillement.

L'originalité de E1 ne tient pas à ce refus de l'imposition de lecture mais au fait que les élèves l'opposent à ce qu'ils ont vécu au collège et cela leur rend cette imposition plus difficile à supporter.

Notes
129.

C'est ainsi que François Bon, dans Le Monde de l'Education n°257 de mars 1998, p. 54, présente un aperçu de cette étrangeté qui perturbe la bonne compréhension des textes de ce corpus : "On ne peut pas aborder Le Grand Meaulnes par exemple, qui débute par une scène dans un grenier, sans savoir qu'aujourd'hui, à Bobigny ou à Bagnolet, on connaît la cave qui est le lieu de la sociabilité masculine (bricolage, bar, etc.) mais pas le grenier, mot qui ne renvoie à rien de précis, et qui, d'une certaine façon n'existe pas".