Pour E2, la lecture au collège, un temps oublié

Un seul élève de E2 évoque avec passion le temps du collège, c'est Laurent :

‘ "J'aime vraiment lire, ça date depuis la sixième où j'ai eu un prof de français M. C. ben, c'était sa façon. On faisait des exposés et sa façon de nous expliquer des textes, ça m'a donné envie de lire des textes en entier. Il expliquait en racontant des histoires, en brodant un peu autour. Il restait pas au bureau. Il faisait plein de gestes, puis il nous expliquait, il mimait. Ça a marché pour moi. C'est parti de là". ’

Pour les autres, le temps du collège est un temps oublié en ce qui concerne la lecture :

‘ "Il y avait un qu'on avait étudié en troisième, mais je ne sais plus le titre quoi. (...) Je ne sais pas comment vous dire; Je sais que celui-là, je l'avais bien aimé, mais alors ça fait longtemps aussi. (...) C'était une femme qui... Oh ! Je ne pourrais même pas vous expliquer, je ne sais pas. Pourtant, je l'avais bien aimé, mais je me rappelle pas l'histoire" (Valérie E2). ’ ‘ "J'avais lu un livre. C'était au collège. D'ailleurs je l'ai relu depuis, je ne sais plus quand. C'était... Il y a l'histoire d'un lion là... Joseph... Oui, celui-là... Il n'y a que celui-là qui m'a vraiment..." (Mireille E2). ’ ‘ "Si j'ai, j'ai un livre d'un jeune qui était dans la drogue, c'est son père qui parlait. (...) On devait lire un livre." (Sébastien E2). ’

Cet oubli à propos des lectures oppose les deux échantillons. Quand on les interroge sur leur dernière lecture, les élèves de E2 se souviennent moins bien des trois éléments qui permettent de saisir l'identité de l'ouvrage : le titre, l'auteur, l'éditeur ou la collection.

Dans E1, nous repèrons à propos des trois indications, titre, auteur, collection ou éditeur, 8 cases vides, dans E2, 15 cases sans réponse. Il est vrai que dans E2, les élèves ont, dans l'ensemble, laissé courir davantage de temps depuis leur dernière lecture que dans E1.

On ne peut attribuer au seul temps qui passe l'oubli de ce qui constitue l'identité d'un livre. Ce manque d'attention aux auteurs, collections ou éditeurs, et même aux titres souligne aussi une certaine méconnaissance du monde de l'édition.

Ce qui frappe chez les élèves de E2, c'est que l'imposition de lecture si elle est parfois contestée l'est moins que dans l'autre échantillon. Quelle que soit la catégorie de notre classement, lecteur (sauf le boulimique Laurent et les deux itératives Anne-Sophie et Manuela), entre deux, non lecteur, les élèves non seulement acceptent cette contrainte, mais ils peuvent même y trouver un intérêt :

‘ "Ça ne me dérange pas que ce soit imposé" (Céline E2). ’ ‘ "Il faut me l'imposer je crois, sinon je ne prends pas le temps" (Denis E2). ’

"On nous imposait des livres, ça nous a aidés" (Olivier E2).

Par contre, Laurent, qui attribue à son professeur de français en sixième son intérêt pour la lecture, n'apprécie pas l'imposition lectorale même s'il émet quelques nuances. Quand on lui parle des livres qu'on donne à lire obligatoirement au lycée :

‘ "Ben voilà, c'est ceux-là qui m'intéressent le moins. (...) Parce qu'on me les a imposés que je ne vais pas être... (...) Quand c'est moi qui choisis, j'adhère tout de suite" (Laurent E2). ’

Laurent ira même jusqu'à utiliser la forme qui exprime la passivité :

‘ ‘"En seconde, j'ai été imposé de lire, beaucoup de livres".’ ’

Anne-Sophie, qui aime lire depuis la troisième sans savoir ce qui a déclenché ce goût, et Manuela, qui craint que les textes qu'elle apprécie entrent et soient l'objet d'étude à l'école, rejoignent Laurent dans ses critiques de l'approche de l'écrit :

‘ "Je n'aime pas qu'on me donne un plan de lecture parce qu'on avait des plans de lecture et des questions à répondre. J'aime bien ma lecture à moi et le faire comme je le veux" (Anne-sophie). ’

Dans E2, c'est un "lecteur" dont le goût pour la lecture remonte au collège, et les deux lectrices "itératives" qui réfutent le plus l'imposition de lecture. Leurs pratiques lectorales, très éloignées des normes scolaires, rendent ce manque de liberté plus difficile à supporter.

Plusieurs élèves de E2 situent leur intérêt pour la lecture après le temps du collège, en dehors de l'influence du milieu scolaire. Si le seul souvenir de lecture de Denis (E2) au collège est Jacquou Le Croquant, il explique qu'il a lu à côté, en troisième, L'Etranger qu'il a beaucoup aimé. Anne-Sophie lit depuis qu'elle a quitté la classe de troisième mais ne s'intéresse pas aux livres étudiés en classe, comme Manuela :

‘ "On lisait peu en cours. On lisait pas tellement. C'était sûrement le prof qui lisait le plus". (Manuela). ’

Son comportement actuel de lecture commence en fin de collège :

‘ "Le collège a pas joué. (...) Pas de souvenir d'un livre qui m'aurait plu. C'est ma soeur qui m'a influencée" (Manuela). ’

Si le vécu du temps du collège autour de la lecture est apprécié positivement par E1, alors que la majorité des élèves de E2 n'en garde seulement qu'un souvenir un peu diffus, cela ne conduit pas une différence du nombre des lecteurs dans chaque échantillon. Cela se confirme quand on leur pose la question : ‘"Aujourd'hui, aimes-tu lire ?’ ". Nous obtenons :

Dans E1, Vilay a refusé les quatre items et a précisé ‘"pas mal".’ Gabriel a insisté sur le ‘"trés très peu"’ mais n'a quand même pas voulu répondre "pas du tout". Dix élèves sur quatorze aiment plus ou moins lire.

Dans E2, une élève, Mireille, a donné deux réponses : ‘"Peu"’ et ‘"Pas du tout",’ ajoutant : ‘"Ça dépend".’ Quant à Sylvain qui a indiqué ‘"Assez’", son appréciation est ascendante : ‘"Je pense que ça va en augmentant".’ Onze élèves sur seize aiment plus ou moins lire.

Une élève déclare aimer beaucoup lire dans E1 contre cinq dans E2, mais personne n'a répondu "pas du tout" dans E1 contre deux élèves dans E2. Cela confirme la distance que prennent les élèves de E1 avec la lecture, une passion raisonnée plus que l'amour fou. Rappelons que parmi les cinq catégories de lecteurs, seul E1 comportait des élèves que nous avons caractérisés comme "distanciés". Ce détachement ne serait-il pas, pour une part, le fruit du travail de théorisation lié au vécu de la lecture dans la politique de lecturisation ?

Si E1 et E2 ne se différencient ni par le nombre de lecteurs, ni par le nombre de ceux qui déplorent "aimer lire", cela pourrait signifier que sur la constitution de l'habitus lectoral, la politique de lecturisation ne serait pas aussi efficace que pourrait l'espérer ses promoteurs. Il nous faut donc maintenant étudier les limites de cette politique.